«Le groupe Renault et l’Algérie doivent passee le cap du transfert technologique et managérial »
Entretien réalisé par Youcef Maallemi, Alger
La construction d’unités de véhicules en Algérie, pour sa pérennité, doit tenir compte de sa rentabilité économique, soutient le Professeur Abderrahmane MEBTOUL.
Financial Afrik : Quel regard portez-vous sur le marché algérien de voitures?
Pr Abderrahmane MEBTOUL :Le premier constat est qu’il y a lieu de tenir compte que la majorité de la société algérienne est irriguée par la rente des hydrocarbures. Donc, l’évolution des cours détermine fondamentalement le pouvoir d’achat des Algériens. Plus de 70% de la population active algérienne touche un revenu moyen inférieur à 40/50.000 dinars, certes devant être corrigé par la crise du logement et les transferts sociaux via la rente qui permettent un regroupement des revenus. Dans ce cas, par rapport au pouvoir d’achat réel en baisse, que reste-t-il au ménage en termes de pouvoir d’achat réel pour acheter une voiture? le crédit à la consommation? Cela risque d’accroître l’endettement des couches percevant moins de 50.000 dinars par ménage!
Le deuxième constat est que, faute d’unités industrielles spécialisées, la plus grande part des pièces de rechange (parties et accessoires de véhicules automobiles) est importée. Par ailleurs, malgré les restrictions des différentes lois de finances, l’on note une explosion de la facture d’importation entre 2010-2014. L’impact du passage du Remdoc au Crédoc est limité. Le troisième constat est une importation massive de véhicules de tourisme dont la facture s’est élevée à 3,725 milliards de dollars en 2013 et 2,956 milliards de dollars en 2014, le parc passant de 2,9 à 5,7 millions de véhicules durant la période 2000-2013, selon l’ONS. A Il ajouter les automobiles de transport de marchandises dont la facture d’importation s’est élevée en 2012 à 2,104 milliards de dollars en 2014 contre 2,225 en 2013. L’année 2014 a enregistré un volume de ventes total de 339.094.
Le véhicule particulier représente 80.99% du volume global contre 19.01% pour les véhicules utilitaires. Les douze premiers en vente sont par ordre Renault (52.059 unités), Peugeot (41.802), Dacia (39.741), Hyundai (39.333), Volkswagen (26.686), Kia (25200), Toyota (23658), Seat (17806), Suzuki(12.877), Chevrolet (11.540) et Nissan (11.490 unités). Mais la rentabilité financière est une condition essentielle de la survie d’une entreprise.
Quel est le seuil de rentabilité pour avoir un coût compétitif par rapport aux normes internationales, aux nouvelles mutations de cette filière ?
Pour tout projet fiable à moyen et long termes, il s‘agit de produire au minimum 200.000 à 300.000 unités minimum pour les gammes de large consommation et non pas de produire 15.000 puis 75.000 voitures en misant uniquement sur le marché intérieur algérien, sachant, à l’instar de la SNVI, que la majorité des inputs seront presque tous importés. L’on devra inclure le coût de transport, devant également la formation adaptée aux nouvelles technologies et les coûts salariaux par rapport aux pays concurrents et donc la productivité du travail qui, selon l’OCDE, est une des plus faibles au niveau du Bassin méditerranéen. Le coût est fonction certes des gammes de voitures, surtout des capacités de production, et la vente fonction de la structuration des revenus et du modèle de consommation par couches sociales. Aussi, toute étude de marché sérieuse, si l’on veut éviter le gaspillage des ressources financières, doit éviter la précipitation pour des raisons de prestige. L’Algérie est une petite nation qui doit être pragmatique, ce qui suppose de réponde au moins à ces quelques questions : construit-on actuellement une usine de voitures pour un marché local alors que l’objectif du management stratégique de toute entreprise n’est pas national mais régional, voire mondial. La filière automobile est internationalisée en sous-segments s’imbriquant au niveau mondial. La comptabilité analytique distingue les coûts fixes des coûts variables. A quels coûts hors taxes, l’Algérie produira cette voiture? Quelle incidence sur la rentabilité lorsque le dégrèvement tarifaire tendront vers zéro selon les accords qui lient l’Algérie à l’Union européenne ? Dans ce cas, quelle est la valeur ajoutée interne créée par rapport au vecteur prix international (balance devises tenant compte des inputs importés et de l’amortissement tous deux en devises) ?
La carcasse représentant moins de 20-30% du coût total c’est comme un ordinateur, le coût ce n’est pas la carcasse (vision mécanique du passé), les logiciels représentant 70-80% et ne pouvant interdire l’importation, la production locale sera-t-elle concurrentielle en termes du couple coûts-qualité dans le cadre de la logique des valeurs internationales ? Quel sera le mode de construction de véhicules impliquant d’analyser objectivement la politique des carburants car l’Algérie sera importatrice de pétrole dans moins de 15 ans ? Ces voitures fonctionneront-elles à l’essence, au diesel, au GPL, au GNW (pour les tracteurs, camions, bus) ou seront-elles hybrides ou au solaire au terme de la révolution technologique qui s’annonce ? Quel sera le prix de cession de ces carburants et la stratégie des réseaux de distribution pour s’adapter à ces mutations technologiques?
L’usine Renault/Algérie produira dans le cadre de la règle 49/51%, ( l’Etat algérien étant majoritaire notamment) la Renault Symbol, un modèle dérivé de la dernière Logan sans aucune exportation en direction de l’étranger. Quel est le coût de cet investissement ?
Le 10 novembre 2014, une importante délégation française s’est déplacée en Algérie, pour inaugurer l’usine Renault-Algérie, à Oran, en présence du Premier ministre algérien, des ministres français des Affaires étrangères et de l’Economie. Du côté français l’on parle d’une installation similaire de Peugeot et le Ministre de l’Industrie vient de faire savoir, le 22 juin 2015, que des négociations en cours devront aboutir courant 2017. Concernant l’usine Renault-Algérie, j’ai eu depuis quatre ans l’occasion de publier maintes contributions dans la presse algérienne et internationale sur ce sujet (voir le quotidien économique français les Echos du 23 janvier 2013), montrant que face aux mutations mondiales la filière automobile connaît des restructurations, des fusions et des délocalisations des grands groupes, avec des capacités de production élevées afin de réduire les coûts. L’ex ministre de l’Investissement avait donné un montant de 1,1 milliard d’euros alors que’ une source proche de Renault avait indiqué à l’AFP que l’investissement initial est de 50 millions d’euros, générant au départ 300 emplois directs et 500 indirects. Avant la chute du cours du pétrole, certaines sources avaient annoncé à l’horizon 2020 un investissement global cumulé part dinars et devises d’environ 800 millions d’euros, sans préciser l’apport de la partie française. Il est entendu qu’il n’est pas question que Renault, entité commerciale autonome responsable devant ses actionnaires pour leurs dividendes, supporte les surcoûts car en France il existe une opposition et une transparence des comptes. C’est la rentabilité économique qui doit primer. Pendant la période d’exonérations fiscales et d’avantages accordés par le gouvernement algérien via l’agence l’ANDI, l’unité pourrait tenir face à ses concurrents. Mais aussitôt les avantages arrivés à terme, cette unité devra rembourser ses emprunts et payer ses charges fiscales et ce dans le cadre de la règle 49/51%. A ce moment là, l’unité ne peut être rentable avec une capacité si faible. A moins que l’Algérie ne supporte les surcoûts. Par ailleurs, le taux d’intégration souhaitable à terme devrait être au maximum de 50% , devant être réaliste en cette ère de mondialisation. Il n’existe nulle part dans le monde une firme avec une intégration de 100%.
Le taux d’intégration de 42% horizon 2020, étant actuellement d’environ 15% annoncé par le ministre du secteur à l’occasion de la signature de l’Accord, ne sera effectif qu’au bout d’une certaine période. Comment ne pas rappeler l’expérience du complexe de Rouiba dont le taux d’intégration ne dépasse pas 20%, malgré plusieurs assainissements financiers et après plusieurs décennies d’expérience- précisément depuis les années 1970, faute de management stratégique. Aussi, les négociations entre le groupe Renault et l’Algérie doivent porter outre sur le transfert technologique et managérial, une « co-localisation » définie comme un partage de la valeur ajoutée entre la France et l’Algérie. Pour Renault Algérie, la capacité de départ prévu est 15.000 unités /an devant passer successivement à 25 000 puis 40 000 véhicules/an , étant prévu 75.000 horizon 2020 avec des perspectives d’exportation selon les responsables de Renault Algérie. Cette capacité permettra-elle d’être compétitif? Cette capacité est forcément excédentaire dans une économie ouverte où le gouvernement ne peut imposer aux consommateurs algériens d’acheter Renault ou Peugeot. En résumé, dans combien de temps les dirigeants algériens comprendront que dans la pratique tant économique que politique au niveau international , il n’existe pas de sentiments mais des intérêts et que les firmes guidées uniquement par la maximisation du taux de profit iront là où la mise en œuvre des affaires rencontrent le moins d’obstacles. Or, sur la période 2015/2025 l’Algérie, avec la baisse du cours des hydrocarbures et la pression démographique, sera soumises à des contraintes de financement, ne pouvant assister éternellement des unités sous perfusion. Il s’agira impérativement d’insérer la stratégie industrielle au sein de sous-segments de filières internationalisées où l’Algérie peut avoir des avantages comparatifs en termes de qualité/cout. Ce segment, comme rappelé étant intiment lié à la stratégie énergétique, il y a urgence de penser à un nouveau modèle de consommation énergétique. L’Energie doit être au cœur de la sécurité nationale. Selon les prévisions tenant compte de la forte consommation intérieure et des exportations, à moins de découvertes substantielles, les réserves de pétrole et de gaz traditionnel en Algérie devraient s’épuiser horizon 2030, devant aller vers un MIX énergétique.
Quelle comparaison faites-vous entre l’usine Renault Algérie à celle du Maroc ?
Tout d’abord, n’oublions jamais que ce segment est internationalisé ? L’usine Renault de Tanger est dédiée à la production des modèles Lodgy et Dokker, de l’emboutissage au montage en passant par la tôlerie et la peinture. Le projet est localisé sur 300 hectares avec toutes les utilités avec une capacité de véhicules à bas coût. Le véhicule familial Logdy, dernier né de Dacia, la branche « low-cost » du groupe Renault, sera fabriqué dans cette nouvelle usine. Destiné en premier lieu aux marchés émergents, il sera également commercialisé en Europe. Cette unité profitant du bas coût de la main d’œuvre pourrait créer 6.000 emplois directs et 30.000 indirects dans le nord du Maroc. Des fournisseurs de premier rang ou de sous-traitants sont déjà implantés dans la zone franche d’exportation, située en face de l’Espagne. Cette unité bénéficie d’une exonération d’impôt sur les sociétés pendant cinq ans, allégements de TVA, subventions pour la formation, aides financières à la construction. La structure du coût du projet selon différentes sources et les documents en notre possession, est de 1,1 milliard d’euros engagés en 2 tranches, lancée, bénéficie de 640 millions d’euros. Les fonds propres engagés pour ce projet, capital et comptes courants, s’élèvent à 240 millions d’euros répartis entre Renault Nissan France et la Caisse de Dépôt et de Gestion marocaine respectivement à 51 % et 49%. L’apport financier du constructeur automobile français qui apporte donc 122,4 millions d’euros contre 117,6 millions d’euros pour la CDG contribuant ainsi qu’à concurrence de 11,12 % du 1,1 milliard d’euro, l’essentiel étant son apport en technologie et savoir faire. Le fonds Hassan II est l’un des plus importants contributeurs au projet pour un montant de 200 millions d’euros sous la forme d’un prêt à un taux d’intérêt bonifié à la société Renault. Trois autres banques marocaines Attijariwafa Bank, le Groupe Banques Populaires et BMCE Bank, se sont engagées à financer le projet à hauteur de 105 millions d’euros, à parts égales essentiellement les investissements relatifs au projet en équipements et génie civil. Elles financeront également les sous-traitants d’environ 80 entreprises qui vont s’installer dans la région pour accompagner la fabrication des voitures par Renault sur le nouveau site. Le reliquat de 95 millions d’euros, (plus d’un milliard de dirhams), sur le montant total de la première tranche de l’investissement représente les subventions de l’Etat marocain sous formes de terrains aménagés hors site de plusieurs hectares, notamment des interventions de l’ONCF, l’ONEP et Tanger Med où toutes les infrastructures portuaires sont mises à disposition du projet ainsi qu’un espace de stockage de plusieurs hectares réservé sur le port pour parquer les voitures en attente d’exportation. La deuxième tranche est d’environ 460 millions d’euros (plus de 5 milliards de dirhams) et sera financé en partie par les cash flows dégagés et à concurrence de 40 % à 60% par dettes. L’usine répond à la demande locale et internationale de modèles d’entrée de gamme. Sa capacité de production annuelle initiale de 170 000 modèles devrait rapidement atteindre 400 000 véhicules par an grâce à la mise en service d’une 2e ligne de montage. Les employés recrutés localement sont formés dans les locaux de l’Institut de Formation des Métiers de l’Industrie Automobile (IFMIA) inauguré en 2011. Elle a doublé sa production en 2013 à plus de 100 000 unités et un nouvel investissement de 400 millions d’euros vient de porter sa capacité à 340 000 véhicules par an. Elle a célébré le 5 mai 2015 la sortie de son 400.000ème véhicule depuis février 2012. Outre le site de Mellousa, Renault détient 80% de l’usine Somaca de Casablanca (aux cotés de PSA) qui a produit en 2013 66500 unités produites. Le groupe s’assure avec ses marques Renault et Dacia près de 40% du marché marocain mais les véhicules fabriqués à Melloussa ont été destinés pour plus de 90% à l’export. La France avec près 20 000 véhicules étant la première destination, suivie de la Turquie et de l’Allemagne. Un deuxième constructeur français Peugeot SPA vient de signer un accord d’implantation d’une unité d’assemblage à Kénitra, au nord de Rabat pour un investissement de 557 millions d’euros, étant prévu 4500 emplois directs et 20.000 indirects au nord de Rabat. La production devrait démarrer en 2020, pour un investissement total de 557 millions d’euros. Selon le protocole d’accord, l’usine commencera dès 2020 par 90 000 véhicules et 90 000 moteurs, avant d’atteindre la capacité de croisière de 200.000 unités/an dès 2023.
Quel est le nombre de voitures nouvellement immatriculés dans le monde ?
Selon l’observatoire CETELEM, 78,287 millions en 2012, 82,39 millions en 2013, 85,02 en 2014, 88,08 millions en 2015 et plus de 100 millions d’immatriculations par an avant 2020. Selon Ward’s Auto, en 2010, 1 015 millions de voitures ont été recensées aux quatre coins du monde, contre 980 millions en 2009, dépassant, en 2014, 1,1 milliard. Les experts du Fonds monétaire international (FMI) prévoient un parc mondial de 2,9 milliards de voitures particulières à l’horizon 2050. . Le constat est que le marché de voitures est un marché oligopolistique, fonction du pouvoir d’achat, des infrastructures et de la possibilité de substitution d’autres modes de transport, notamment le collectif spécifique à chaque pays selon sa politique de transport. Il a connu depuis la crise d’octobre 2008 d’importants bouleversements, les fusions succédant aux rachats et aux prises de participation diverses. A l’heure actuelle, les plus grandes multinationales sont General Motors qui a subi une profonde restructuration, Volkswagen et Nissan/Renault, Chrysler, FIAT, Honda, Mitsubishi et Mazda. suivi des sociétés sud-coréennes Hyundai, Daewoo, Kia, Ssang Young et Samsung qui ont rejoint les rangs des constructeurs indépendants, capables de financer, de concevoir et de produire leurs propres véhicules. Les sociétés européennes multinationales sont les plus importants fabricants de pièces détachées et les plus grands constructeurs de camions, parmi lesquels Mercedes-Benz et Volvo. Dans le reste du monde, la plupart des constructeurs automobiles sont des filiales de constructeurs américains, japonais et européens.
Aujourd’hui, dans des pays comme la Malaisie, la Chine et l’Inde, la production est gérée par des sociétés locales. Quelle est votre observation ?
Oui, c’est vrai, mais avec l’appui de grands groupes étrangers. Nous observons deux tendances opposées qui sont en train de se produire en même temps : la localisation de la production sur certaines zones géographiques et sur certains pays et la délocalisation. Pour ce qui est de la localisation de la production automobile mondiale, elle se concentre régionalement sur trois zones : l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie. De plus, sur chacune d’entre elles, la fabrication est localisée sur certains pays. Ainsi, en Europe, les principaux fabricants sont l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l’Italie, appartenant tous à l’Union européenne. En Amérique du Nord, la production se concentre majoritairement sur les Etats- Unis, et en Asie, au Japon et en Corée du Sud. Pour les exportations mondiales d’automobiles, la concentration est encore plus élevée, puisqu’elle est limitée principalement à deux zones : l’Europe et l’Asie. Et que dans un futur proche avec la perte de compétitivité de certains pays au profit des émergents (Russie, Inde, Chine, Brésil), nous devrions assister à la réorganisation de la production mondiale de véhicules en rapport avec les niveaux de formation des effectifs des usines et avec la recherche que réalisent les entreprises automobiles. De toute évidence, les usines qui se maintiendront sur chaque pays seront les plus compétitives, les priorités des dirigeants des constructeurs automobiles étant donc : technologie et innovation (robotisation) surtout au Japon dont le coût de la main-d’œuvre est dix fois environ supérieur à celui de la Chine, approche collaborative, meilleures stratégies de succès et environnement.