Retrouvez chaque mois sur ce site et sur le magazine Financial Afrik, la « chronik » avec K de l’Agence de notation Wara destinée à éclairer l’opinion publique africaine sur les grands débats économiques et financiers du continent. Actualité oblige, cette première livrée, rédigée par Hamza Haji et Oumar Ndiaye, deux analystes -stars de l’agence, porte sur la monnaie « Eco ».
Eco-nomie
C’est avec un enthousiasme certain que West Africa Rating Agency (WARA) a accepté l’invitation de Financial Afrik à animer une chronique mensuelle sur les sujets de fond qui alimentent le débat économique sur notre Continent. En tant qu’agence de notation agréée en UEMOA, il est vrai que nous disposons tant d’un point de vue privilégié que des outils analytiques à même de formuler des opinions circonstanciées sur l’actualité éco-financière africaine.
En ce dernier trimestre de 2019, nous avons choisi de traiter de la question si controversée de l’ECO. Pour tous ceux de nos lecteurs qui n’auraient pas encore pris le temps de s’informer en détail des initiatives monétaires de la CEDEAO, voici un bref rappel des faits, qui sera suivi d’un essai d’interprétation analytique de ce que pourrait être l’ECO, la nouvelle devise commune que les dirigeants ouest-africains appellent de leurs vœux.
Les faits
Le 29 juin 2019, les chefs d’Etat et de gouvernement des 15 Etats-membres de la CEDEAO se sont réunis à Abuja au Nigéria, pour notamment y adopter la feuille de route vers une monnaie commune, l’ECO, qui pourrait voir le jour dès 2020. Cela signifierait que le franc CFA, qui a cours dans les 8 pays de l’UEMOA, tous membres de la CEDEAO, devrait alors disparaître.
Pourquoi l’ECO ?
La virulence des débats qui ont accompagné l’annonce de la décision monétaire de la CEDEAO nous a quelque peu surpris, comme si l’idée d’une devise commune ouest-africaine était une novation. Bien au contraire, c’est là une ambition récurrente des 15 Etats-membres depuis le traité de 1975 instaurant la CEDEAO. D’ailleurs, ses principes fondamentaux sont explicites : « coopération inter-Etats, harmonisation des politiques (…); non-agression entre les Etats membres; maintien de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales (…); répartition juste et équitable des coûts et des avantages de la coopération et de l’intégration économiques ». En définitive, nous voyons trois raisons principales qui ont incité les Etats-membres à (enfin) faire le choix d’une devise commune : partager un destin historique commun ; partager une volonté de paix commune ; et partager une souveraineté et une puissance monétaires communes.
Partager une destinée commune, c’est d’abord la marque d’une volonté politique… et la politique est avant tout une affaire de symboles. Quoi de plus puissant, symboliquement, qu’une seule et même monnaie utilisable de Calabar à Saint-Louis ? Si le XXème siècle a été celui de la volonté de puissance et de domination, le XXIème se place résolument dans celui des modes d’action collaboratifs, tant au niveau des individus qu’à celui des institutions, des Etats ou des communautés d’Etat. En cela, l’ECO fait écho à cette tendance de fond.
Partager une volonté pacifiste commune, c’est se dire à soi-même et au monde qu’en s’appuyant sur des institutions et outils collectifs, les Etat-membres s’éloigneront du spectre délétère de la guerre. Plus au nord, la création de l’Union européenne est partie de ce postulat. Un écosystème monétaire commun est clairement désincitatif à user de la violence comme « prolongement de la politique par d’autres moyens » (Carl von Clausewitz).
Enfin, partager une souveraineté et une puissance monétaires communes, c’est vouloir peser davantage dans les échanges internationaux. Quel poids aurait chacune des devises des Etats-membres de la CEDEAO si chacun devait conserver sa souveraineté monétaire ? Une monnaie est aussi une arme dans la concurrence économique mondiale, dont la valeur se mesure tant à la robustesse de son économie sous-jacente qu’à l’intensité de son usage dans les échanges. Or la CEDEAO, forte de ses 350 millions d’habitants, de ses 640 milliards de dollars de PIB et de ses ressources naturelles spectaculaires, peut gagner des parts de marché dans le commerce mondial, si tant est que les effets de concurrence monétaire interne soient évacués. Ce n’est donc pas un abandon de souveraineté monétaire qui est en jeu, mais son partage, dont la rançon serait évidemment davantage de puissance monétaire.
Comment l’ECO ?
La CEDEAO dispose déjà d’institutions communes. Ses instances de gouvernance reposent sur la séparation de ses trois pouvoirs exécutif (la Commission), législatif (le Parlement) et judiciaire (dont la Cour de Justice). Avec une monnaie unique viendra s’ajouter une autre institution, à savoir une Banque Centrale de la CEDEAO qui serait en charge tant de la conduite de la politique monétaire que de la réglementation et de la supervision des établissements de crédit, créant ainsi au passage une union bancaire à même de donner naissance à des banques plus efficaces. Dans la même veine, les coûts de transaction devraient connaître une déflation importante.
Cela dit, l’ECO ne saurait demeurer pérenne sans convergence ni discipline macroéconomiques. Et c’est peut-être là où le bât blesse. Les critères de convergence imposeront des maxima de 3% pour le déficit public, 70% pour la dette publique et 10% pour l’inflation. Si les huit pays de l’UEMOA semblent peu ou prou pouvoir s’y conformer, d’autres Etats-membres mettront plus de temps à « converger ». Dans tous les cas, l’effet disciplinant qu’apporte l’ECO en matière de pilotage des politiques conjoncturelles (budgétaires et monétaires) reste en soi un facteur positif.
Au-delà des aspects de conduite à court terme des politiques conjoncturelles, l’ECO a aussi l’immense avantage de renforcer la surveillance multilatérale et, par conséquent, d’institutionnaliser un forum permanent où peuvent être discutés les enjeux de politique économique structurelle de long terme. Les Etats-membres de la CEDEAO partagent un défi similaire : celui de l’accumulation du capital en vue de la sortie du piège de leur secteur primaire (agriculture et mines). Et ce capital n’est pas que physique et infrastructurel : il est aussi humain, culturel, social, technologique, normatif, institutionnel et écologique. A plusieurs, il sera bien plus efficace de traiter de ces questions au cœur des préoccupations de notre siècle.
Jusqu’où l’ECO ?
La première difficulté résidera sans doute dans le choix du régime de change. De la parité fixe à la flexibilité totale, il existe un continuum de régimes de change possibles. Or en zone CEDEAO, les économies demeurent très différentes en termes de structures de leurs exportations et de leurs importations : certains pays sont exportateurs de produits agricoles et importateurs d’énergie (le plus souvent fossile), et par conséquent davantage friands d’euros ; d’autres au contraire exportent des hydrocarbures et importent à peu près tout le reste, ce qui les rend davantage sensibles à l’accumulation de réserves en dollars américains. Cette situation d’asymétrie monétaire rendra très délicate l’option d’une parité fixe exclusive avec l’une ou l’autre des grandes devises internationales. Si la parité fixe devait être retenue, elle ne pourrait l’être qu’en référence à un panier de devises, dont la composition devra refléter la structure des échanges de toute la Communauté. A priori, la flexibilité totale devrait être exclue, car elle contribuerait à générer de l’angoisse quant aux anticipations de change et nourrirait une volatilité du change peu propice au développement de nos économies. Peut-être une bonne solution serait-elle d’opter pour un régime de change fixe mais ajustable, l’évolution de taux de change de l’ECO par rapport à son panier de référence anesthésiant les différentiels de taux d’inflation, tout en pilotant de manière fine la compétitivité-prix de la zone. Une condition importante sera alors d’accumuler suffisamment de réserves en devises, ce que les exportations d’hydrocarbures pourraient permettre.
Si cette option devait être retenue, alors ne se poserait plus la question de la « garantie » que le Trésor français apporte au franc CFA. Cet arrangement conventionnel entre la République française et l’UEMOA permet la convertibilité du franc CFA en euro en toute circonstance. Les conditions qui président à cet arrangement avec la France ne pourraient pas perdurer à long terme dans le cas de l’ECO, surtout si la parité est ajustable et si les réserves de change sont suffisantes. En revanche, pour renforcer la crédibilité à moyen terme de la future Banque Centrale de la CEDEAO, on peut imaginer d’autres « garants de convertibilité », comme l’une ou l’autre des institutions de Bretton Woods, ou bien l’Union européenne, ou même un fonds multilatéral pour le développement regroupant tous les « amis de l’Afrique ».
Enfin, il semble évident que la CEDEAO n’est pas une « zone monétaire optimale » (ZMO). Dans une ZMO, les pays qui la composent se ressemblent tellement que la probabilité d’occurrence de chocs asymétriques, i.e. ne touchant qu’un seul pays et pas les autres, est négligeable. En cas de choc asymétrique, il n’y a guère que deux types d’ajustement : nominal, i.e. par les prix (notamment le change) ; ou bien réel, i.e. par les quantités (l’emploi et la croissance). Les Etats-membres de la CEDEAO diffèrent au regard de leur structure sectorielle, de leur taille et de leurs performances macroéconomiques. Il appartiendra donc à la future Banque Centrale de le CEDEAO de prévoir des mécanismes d’ajustement en cas de chocs asymétriques, à l’instar de ceux que l’UE a mis en place pour soutenir la Grèce en creux de cycle.
En ECO-nomie, il y a du bon et du moins bon… mais en définitive, lui donner sa chance ne semble pas un mauvais pari.