Directeur du Bureau régional pour l’Afrique au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), M. Abdoulaye Mar Dieye conditionne la réussite des plans d’émergence à un nouveau contrat social et une adhésion totale des citoyens. « La gouvernance n’est pas que la gouvernance économique et politique, la gouvernance sociale est extrêmement importante », déclare-t-il dans cet entretien réalisé à Abidjan par Financial Afrik en partenariat avec le cabinet Performances Group. C’était en marge de la deuxième édition de la conférence internationale sur les émergences africaines (CIEA) organisées du 28 au 30 mars 2017 par le PNUD. L’entretien est disponible aussi en anglais dans la page Financial Afrik english.
Beaucoup de pays africains se sont engagés dans des programmes d’émergence à moyens ou long terme. Quelle analyse globale faites-vous de la situation?
C’est une question d’actualité. Je connais précisément 27 pays africains engagés dans un processus d’émergence. J’ai lu l’ensemble de ces 27 plans d’émergence et j’ai eu à m’entretenir activement avec les autorités de ces pays. Et précisément, dans le cadre de la deuxième conférence d’Abidjan, nous avons ciblé un échantillon de 13 pays. Un échantillon assez représentatif de la situation économique et géographique de l’Afrique, afin de creuser davantage la question de l’émergence. C’était pour voir d’abord si le modèle qu’on avait développé lors de la première édition de la conférence d’Abidjan (CIEA) en 2015 était valide empiriquement et était en train d’être appliqué. C’était d’ailleurs la première fois qu’on définissait l’émergence. Ce modèle reposait sur un État développementaliste doté d’une vision à long terme et d’un espace fiscal assez solide pour soutenir cette vision. Laquelle se traduit par une politique de transformation structurelle de l’économie. Et troisième élément, les politiques ainsi définies auraient un impact profond sur le développement humain.
En examinant l’ensemble des 13 pays de l’échantillon, ce qui m’a le plus frappé c’est la typologie des chantiers d’émergence. J’en ai vu trois. Le premiers type comprend des pays comme le Rwanda et la Côte d’Ivoire qui ont subi des chocs terribles dus à la guerre ou à l’instabilité politique et qui ont vu leurs croissance économique chuter au plus bas mais qui, par la suite, ont repris une évolution rapide vers une croissance élevée. J’ai essayé de voir ce qu’il y avait derrière cette reprise rapide. Ces pays avaient encore des capacités de production excédentaires qui non pas été détruites. Et ces pays ont eu l’intelligence de développer ces « excess capacities » pour redémarrer leurs croissances. Ils ont investi également sur l’augmentation de leur productivité et le renforcement de la résilience de leurs institutions. Ce qui n’a pas été le cas avec des pays comme le Libéria, la Sierra Leone ou la Guinée qui n’ont pas eu des institutions résilientes. Voici donc le premier type de sentiers d’émergence qu’on a retenu en Afrique.
Le deuxième type c’est des pays comme le Sénégal, le Gabon et le Kenya, qui ont mis l’accélérateur sur l’intensification de réformes structurelles jusqu’à ce qu’elles atteignent un point de réflexion positive. Et de là enclencher un processus de croissance presque endogène auto-entretenu. Le Sénégal, vous vous en rappelez, dans les années 2011 2012, avait des taux de croissance de l’ordre de 3% alors qu’en 2016 et 2017, on frise les 7%. La grande leçon qu’on en a tiré c’est que l’intensification, malgré les difficultés comme le disait le président Macky Sall, est nécessaire pour amorcer un processus de croissance à la base de l’émergence.
Le troisième type est constitué de pays un peu plus anciens sur ce sentier. Il s’agit de pays comme le Cap-Vert ou l’île Maurice et plus tard l’Ethiopie qui, eux, lancent des moteurs de croissance pratiquement dans un cycle de 10 à 15 ans. La leçon que j’ai tiré c’est que les moteurs de croissance ne sont pas indéfinis, ils ont des cycles de vie, et donc, il faudra les rallumer, tous les 10 à 15 ans et les réadapter. La leçon transversale qui est permanente dans l’ensemble de ces trajectoires, c’est l’existence d’un leadership et d’une vision. C’est cela à mon avis qui est le plus fondamental.
Leadership et vision, dites-vous. Est-ce que la problématique de la mise en œuvre ne se pose pas en ces termes-là : l’absence d’un leadership fort qui puisse implémenter la vision auprès de tous les acteurs?
Il y a un certain nombre de limites. Nous ne sommes pas sûrs que toutes ces visions reflètent un contrat social. Il n’est pas évident qu’il y ait une adhésion totale des citoyens aux vision. Cela est très important. L’émergence n’est pas seulement une question de politique économique, c’est aussi une question d’engagement citoyen et de mentalités. Et là j’ai senti un certain hiatus entre les visions déclinées par les chefs d’États et l’adhésion des citoyens à ces programmes. L’autre limite que je vois est le fait que ces visions sont déterminées par des gouvernements, des partis politiques qui n’impliquent pas nécessairement l’adhésion des autres partis politiques. Cela m’inquiète parce que souvent l’existence des partis politiques répond à des cycles électoraux de 4 ou 5 ans. Or, le développement est une vision à long terme. Par le passé, j’ai vu dans certains pays, des partis politiques accéder au pouvoir et casser la vision amorcée par leurs prédécesseurs.
Pour nous assurer d’une stabilité à long terme, il faut nécessairement impliquer les autres acteurs politiques dans l’élaboration et la mise en œuvre de la vision. Vous avez raison de dire que le déficit d’implémentation pose problème. Je salue d’ailleurs le fait, que les pays émergents aient rehaussé la plateforme institutionnelle de coordination, souvent au niveau du chef de l’Etat ou de la primature pour porter haut l’exécution des programmes. Cela, contrairement aux plans de développements dont les points d’ancrage se situaient essentiellement au niveau des ministères du Plan.
Faut-il que la culture de la bonne gouvernance et de la reddition des comptes soient partagés avec les populations pour qu’il y ait émergence?
Ce que je disais tantôt et que j’ai appelé le contrat social, c’est à dire l’adhésion de la population, est extrêmement important. La gouvernance n’est pas que la gouvernance économique et politique. La gouvernance sociale est extrêmement importante. Les trois dimensions de la gouvernance à mon avis sont critiques dans l’amorce des sentiers de l’émergence et dans la pérennisation de ces sentiers-là. Parce que, après tout, le développement c’est une question de mentalité et de culture, si l’on n’inclut pas ça dans la question de l’émergence, on n’ira pas très loin.
Le PNUD est un partenaire multiforme du développement africain. Quels sont les programmes phares sur lesquels vous intervenez en ce moment?
Pour le moment au niveau du PNUD Afrique, j’ai concentré mon intervention dans trois grandes dimensions. La première dimension étant les questions d’émergences et là, j’ai voulu accompagner un mouvement. Rappelez-vous que dans les années 2000, après les deux décennies dites de « développement perdu », à savoir les années 80 et 90, on a enclenché l’ère du millenium avec un continent qui avait en moyenne un PIB de 570 dollars par habitant. Un continent donc très pauvre. Quinze ans après, sou l’ère des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), en 2015, avec un taux de croissance réelle de 5% annuels en moyenne en termes réels, nous avons atteint un PIB de l’ordre de 1750 dollars par personne. C’est un bond énorme. Et donc nous nous sommes dit qu’il faut accompagner cela. Raison pour laquelle on a fait la conférence sur l’émergence e se disant que la croissance ne suffit pas : il faut qu’elle soit accompagnée par une transformation structurelle et qu’elle descende au niveau des populations. Et donc, pour répondre à votre question, je dirais que ma première batterie d’intervention, c’est accompagner ce processus de croissance en s’assurant qu’elle est structurelle, qu’elle résulte d’une transformation structurelle, et nous assure qu’elle a un impact sur les populations.
Ma deuxième cible d’appui, ce sont les questions de fragilité, les questions d’inégalité et les questions, d’urgences. Effectivement, pour rendre le développement inclusif, il faut que la croissance touche l’ensemble des segments de la société et l’ensemble des espaces territoriaux. C’est là que nous intervenons pour appuyer les questions de résilience, de fragilité et d’urgence.
Le troisième élément sur lequel j’interviens, lié à la question de la jeunesse et de la sécurité, concerne la radicalisation et l’extrémisme violent qui sont en train de nous voler tout notre potentiel de développement, notre vitalité et notre jeunesse. Le PNUD est en train d’investir massivement sur cette question sous un angle de développement et de l’emploi jeune etc. Voici là mes trois cibles.
Lors de son discours en marge de cette conférence sur l’émergence, le président Macky Sall a loué le résultat du programme d’urgence communautaire (PDUC). Quel est le rôle du PNUD dans ce projet ?
Ce programme entre dans la seconde priorité dont j’ai parlé, à savoir les questions d’urgence et de fragilité. Quand le président Macky Sall nous a invités à réfléchir avec lui sur ce programme pour justement corriger ses déséquilibres horizontaux et verticaux, c’est à dire les déséquilibres au niveau des revenus mais surtout les déséquilibres au niveau des groupes de populations et au niveau des régions. Vu qu’au Sénégal comme partout ailleurs, la forte croissance économique a du mal à impacter le niveau de vie de certaines catégories de populations et des zones périphériques. D’où donc le Programme d’urgence communautaire. C’est ainsi que le Président Sall nous convié pour une durée de 18 mois, et c’est une première. Il s’agit de consacrer 200 millions de dollars pour aider à mener des actions au niveau des communautés. Le Président Sall est extrêmement satisfait du résultat. Nous avons récemment tenu une réunion régionale de restitution à Dakar. A la suite de cette réunion régionale, le Sénégal s’est engagé sur la deuxième phase avec 600 millions de dollars sur 2 ans. De son côté, le Togo a enclenché son programme d’urgence communautaire. 20 autres pays nous ont sollicités pour les accompagner. C’est une façon d’accompagner l’axe de croissance économique, pour nous assurer qu’on en sente l’impact au niveau des populations à la base et au niveau des régions. Il faudra non seulement qu’on sente l’impact du développement mais aussi que les régions contribuent à ce développement. Voici la philosophie qui est derrière le PDUC.
Parlons un peu du contexte international avec l’arrivée d’un nouveau président à la Maison Blanche, ce qui fait craindre une restriction de la contribution américaine au sein du système onusien, peut être directement ou indirectement. Comment la direction du PNUD en Afrique appréhende-t-elle cette donne ?
La situation dont vous parlez est l’illustration d’un phénomène un peu plus complexe qu’on a vu émerger ces temps-ci. Il s’agit du déplacement du curseur de la coopération internationale, de l’aide multilatérale vers l’aide bilatérale. Cela dans un contexte d’éclosion de plusieurs nationalismes. C’est une situation contraire à l’esprit qui a présidé à la création des Nation Unies et qui y a vu une idée de multilatèralisme qui était en quelque sorte un jeu à sommes positives où tout le monde était gagnant. Les gens ont pensé que ce paradigme qui a donné naissance à l’esprit des Nations Unies était en perte de vitesse et ne donnait plus de rentabilité. Ce qui est naturellement faux selon les acteurs avisés. Moi je pense qu’il faut éduquer ceux qui sont enclins à faire l’apologie du nationalisme. Ils sont en train de jouer avec le feu et même à leurs détriment. Toutes les théories économiques, philosophiques et politiques le montrent : le populisme ne peut pas gagner à long terme. L’histoire montre de façon générale que se replier sur soi-même est quelque chose de suicidaire. Donc, moi j’en appelle à tous ceux qui ont cette velléité de développer ce populisme et ce nationalisme à tirer les leçons de l’histoire et à se projeter vers le futur. On ne peut pas arrêter le monde de demain. Nous allons vers un monde multipolaire, connecté. C’est une tendance globale. On en fera les frais si on ne l’accompagne pas.
On a connu une année 2016 extrêmement compliquée en Afrique. Quelles leçons doit-on tirer de la trop forte dépendance de nos économies sur les matières premières? Quelles sont vos prévisions globales de croissance pour 2017?
Il faut relativiser quand on dit que c’est une année difficile. Parce que lorsqu’on fait la radiographie de la croissance économique en Afrique, lors de la phase d’ascension 2000-2015, on peut dire qu’il y’a trois facteurs. Il y’a tout d’abord la bonne gouvernance économique et politique qui a été un facteur déterminant. Le deuxième facteur est la montée en puissance de la classe moyenne ce qui a donner un effet keynésien sur la demande. Le troisième tiers a été le boom des matières premières. Donc il faut relativiser car les matières premières n’ont été que pour 1 tiers dans cette situation. C’est ainsi que la croissance africaine a été à deux tiers endogène. Il faut d’autant plus relativiser que, le président de la BAD, Akinwumi Adesina a déclaré dans son intervention lors de la conférence d’Abidjan, qu’on voit trois sentiers après 2015. Il y a des pays qui sont entrain de descendre en dessous du rythme de 5%. Des pays surtout tributaires de matière premières comme l’Angola, le Gabon, la Guinée équatoriale, le Nigéria sont entrain de croitre à moins de 2% et 3%, tirant la moyenne de la croissance africaine vers le bas. Il y a un deuxième groupe de pays qui continuent leur tendance de 5%. Et il y a des pays, notamment les pays émergents, les 13 qu’on a étudiés, qui ont cassé la tendance vers le haut. La Côte d’Ivoire est à 9% et tutoie les 10%, le Sénégal est à 6%. Il faut donc relativiser en disant, d’abord, qu’il n’y a pas une seule Afrique. Il y a une Afrique plurielle, qui suit des sentiers divers. Et nous, la leçon qu’on a voulu donner c’est de suivre maintenant le peloton de tête. Ce peloton de tête est en fait en tête parce qu’ils ont développé la résilience de leurs économies. Il y’a toujours cette citation de Rabelais qui disait que : “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Moi, je le paraphraserais en disant que “Croissance sans résilience n’est que ruine de l’économie”. En développant la résilience de nos économies comme des pays comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire, on peut aller vers la croissance à deux chiffres.
Propos recueillis par Adama Wade
Lire l’ensemble des analyses et interviews sur l’émergence dans les numéros 38 et 39 de Financial Afrik.
Un commentaire
Très belle interview d u Directeur du Bureau régional pour l’afrique au programme des nations unies pour le développement (PNUD) M. Abdoulaye Mar Dieye. J’apprécie.
BARRE