Prenant à contre pied les thèses défendues par les CFA-exit incarnés par son compatriote et homologue Kako Nubukpo, l’économiste togolais Michel Nadim Kalife apporte un autre son de cloche: « le Franc CFA n’est pas responsable de nos tragédies », déclare-t-il avec des arguments qui ne plairont pas dans un village intellectuel africain acquis à la thèse de la « répression monétaire ». On pourrait changer le nom en « Afro » ou « Cauris » mais ce n’est pas ça le problème, pourfend M. Kalife qui met le doigt là où ça fait mal: la gouvernance défaillante de nos républiques. Entretien réalisé par Nephthali Messanh Ledy.
Le débat sur le Franc CFA fait rage dans les pays africains concernés. Quelle est la position de l’économiste que vous êtes ?
Le franc CFA n’est pas parfait, comme toute autre monnaie. Tout dépend de la politique monétaire, de la politique budgétaire et de la politique fiscale que chaque pays pratique. La monnaie, si vous voulez, c’est comme le sang dans le corps humain. Si vous injectez des virus dedans, le sang devient vicié, et vous êtes malade. Si le sang est bien filtré par les reins, votre corps est sain et se porte bien. Et ce sont les contre-pouvoirs qui font respecter l’Etat de droit et la bonne gouvernance.
La monnaie, c’est le sang de l’économie. Tout dépend de comment le contenu du sang circule à travers les organes, de ce que vous mangez et buvez et de ce que vous respirez. La monnaie, à sa création, est neutre. Reste à savoir comment on la manipule, et les règles de conduite, le taux d’intérêt, la couverture des échanges extérieurs qui donne les réserves de change servant à garantir sa solidité face aux variations extérieures. Tout dépend du respect des règles que l’on fixe pour l’émission monétaire, le taux de l’inflation, l’équilibre budgétaire de l’Etat dont le déficit alimente l’inflation, le niveau de confiance des bailleurs de fonds, les dépenses publiques dont la nature est plus ou moins transparente et dont résulte l’efficacité de l’intervention de l’Etat dans l’économie nationale.
Parce qu’en dépensant, l’Etat utilise sa monnaie. Si l’Etat dépense mal en favorisant les surfacturations et en ne surveillant pas les réalisations de ces dépenses, il gaspille les ressources publiques et endette le pays, ce qui appauvrit la population et les générations futures qui souffriront de la mauvaise gestion du passé, comme cela s’est passé au Togo de 1980 à 2010, durant 30 ans où le peuple a été mis sous perfusion à travers les P.A.S, les Plans d’Ajustement Structurel du Fonds monétaire international (FMI) pour rembourser ces dettes excessives dites « odieuses » de l’Etat, jusqu’à ce que la communauté internationale, constatant l’impossibilité de rembourser ces dettes surgonflées, se décide à les effacer en 2010, à hauteur de 900 milliards de F CFA. Le peuple aura souffert 30 ans !
A titre d’exemple de gonflement de la dette publique : si une route coûte en réalité 100 milliards de F CFA, et qu’elle est facturée à 160 milliards, il y a alors 60 milliards de rétro-commissions qui sont détournés en grossissant la dette publique que les honnêtes citoyens doivent rembourser dans l’avenir. Ces détournements affaiblissent le budget de l’Etat qui, au fil des ans, se retrouve étranglé et cherche en retour à écraser la population d’impôts de plus en plus lourds pour assouvir la cupidité des prédateurs publics et pour rembourser leurs anciens détournements publics qui ont été prélevés sur les prêts accordés par les banques.
Par voie de conséquence, l’Etat ne peut plus financer convenablement les dépenses sociales, les hôpitaux, la santé publique, l’éducation nationale, ni bien payer les fonctionnaires, ni les enseignants, ni les médecins, etc. Par contre, les détournements de fonds publics s’expatrient à l’étranger par les flux illicites de capitaux au lieu de se réinvestir dans l’économie nationale où ils pourraient servir à créer des industries de toutes sortes avec des milliers d’emplois, ce qui consolerait quelque peu les populations spoliées.
Dans ces conditions, il y a une hémorragie du sang et affaiblissement du corps économique. Il s’ensuit parallèlement une hémorragie des cadres compétents qui s’expatrient aussi parce qu’ils sont mal payés et qu’ils ne sont pas reconnus pour leurs qualifications, du fait que les récompenses ne vont qu’aux bons militants du parti politique au pouvoir. Et le pays se retrouve encore plus affaibli par ce manque de bonnes compétences en tous domaines. C’est ce qui étonne les experts internationaux appelés au secours du pays pour le redresser.
Toute cette tragédie n’est pas la faute du franc CFA. C’est la faute de la mauvaise gouvernance. La qualité d’une monnaie dépend donc de la gouvernance économique, politique, juridique, fiscale et sociale, dont fait partie la politique monétaire.
Justement, parlons de politique monétaire. Certains économistes critiquent celle de la banque centrale ouest-africaine, jugée peu efficace, au regard d’une absence de liaisons existant entre l’objectif de lutte contre l’inflation fixée par l’union monétaire, et les instruments dont elle dispose…
La politique monétaire dépend des chefs d’Etat de l’UEMOA qui doivent se concerter avec le gouverneur de la BCEAO. Quand ils ont besoin de telle chose à créer, ils le demandent, et ils l’obtiennent s’il y a unanimité. Par exemple, en 1994, ils se sont tous réunis à Dakar, ceux de l’UMEOA et de la CEMAC (Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale, Ndlr), pour décider à l’unanimité, la dévaluation de 50% du F CFA, à la demande du FMI qui avait conditionné son aide au respect par les Etats membres de la zone F CFA, d’une stricte discipline financière de leur budget en vue de dégager un surplus servant à rembourser leur dette exagérée. Celle-ci résultait d’une mauvaise gouvernance avérée, avec la surfacturation des « grands travaux » qui servaient à remplir des poches indélicates.
Il n’y a donc pas eu de mesures d’accompagnement de cette dévaluation dite compétitive. Elle n’a servi qu’à enrichir les banques et les spéculateurs avertis qui ont su mobiliser tous leurs dépôts, avoirs et encours en F CFA pour les transférer en France les jours précédant la dévaluation, pour ensuite les rapatrier le lendemain : cela leur a permis de gagner 100% du montant de la mise, c’est-à-dire des dizaines de milliards F CFA! Et ces banques ont ainsi pu assainir leur situation envers la BCEAO et la BEAC !
Là, le FMI a dit : «je ne peux pas vous aider si vous ne changez pas de mode de gouvernance financière». Et il a réussi à imposer des plans d’ajustement structurel, en vue d’assainir la gestion budgétaire de tous ces Etats qui avaient profité du boom des matières premières entre 1973 et 1980 pour dépenser outrageusement cette manne financière, tout en endettant l’Etat pour 30 ans, en empruntant à tout va et à des taux de 18% pour réaliser des projets pharaoniques dont les valeurs réelles étaient démultipliées par 4 à 8 fois et avec des résultats d’exploitation très déficitaires, supportés par le budget de l’Etat! Miserere nobis.
L’ajustement structurel des P.A.S consiste à réduire les dépenses de l’Etat à leur juste valeur, pour pouvoir dégager des excédents budgétaires servant à rembourser ses fortes dettes. Dans la foulée, il fallait réduire les salaires de la fonction publique, jugés trop élevés et qui faisaient plus de 80% du budget, pour pouvoir financer les dépenses sociales dans l’éducation nationale, la santé publique, les infrastructures de communication et routières. Il fallait donc diminuer la part des salaires dans le budget. Mais comme les syndicats des salariés avaient refusé cela, la meilleure façon, silencieuse et hypocrite d’y parvenir était de dévaluer de 50% le F CFA tout en conservant les salaires à leur niveau nominal. Car les naïfs salariés ne se sont pas rendu compte de la baisse réelle de leur pouvoir d’achat, ne voyant que leur salaire nominal, sans comprendre la suite, car on n’avait jamais connu de dévaluation en zone F CFA depuis sa création en 1945 !
C’est comme cela que l’on a procédé à la dévaluation de 1994. Malheureusement, on n’a pas utilisé cette dévaluation dans le bon sens. Il fallait utiliser cette baisse de change du F CFA dans le sens de la meilleure compétitivité de nos productions et donc pour nous industrialiser avec l’aide de mesures d’accompagnement de la dévaluation. Il fallait alors valoriser nos productions de matières premières en les transformant sur place avant de les exporter, de façon à créer des milliers de nouveaux emplois venant compenser globalement la baisse réelle des salaires de ceux qui avaient déjà du travail.
Mais non ! L’on a continué à exporter les matières premières à l’état brut, comme avant, sans les transformer sur place avant exportation. Or, pour enrichir un pays, il faut créer des emplois, car c’est le travail qui crée la richesse. Il n’y a donc pas eu de mesures d’accompagnement de cette dévaluation dite compétitive. Elle n’a servi qu’à enrichir les banques et les spéculateurs avertis qui ont su mobiliser tous leurs dépôts, avoirs et encours en F CFA pour les transférer en France les jours précédant la dévaluation, pour ensuite les rapatrier le lendemain : cela leur a permis de gagner 100% du montant de la mise, c’est-à-dire des dizaines de milliards F CFA! Et ces banques ont ainsi pu assainir leur situation envers la BCEAO et la BEAC !
Par contre, la dévaluation n’a pas servi à favoriser la croissance durable de nos pays CFA. Au contraire, elle a appauvri la grande majorité de nos populations, notamment les salariés et retraités et les débiteurs en F CFA, parce qu’ils se sont retrouvés du jour au lendemain avec un pouvoir d’achat divisé par 2. Tous les prix des produits importés avaient doublé, et ceux des produits locaux les ont suivis faute de maîtrise par l’Etat des circuits de distribution..
Finalement, juger une monnaie si elle est bonne ou mauvaise, revient à juger la politique économique du gouvernement qui l’utilise. Si on a des gouvernants aimant servir le bien-être de leur peuple, ils feront en sorte que leur politique monétaire, budgétaire et fiscale serve à le rendre plus heureux. La monnaie demeure neutre.
Malheureusement, nos républiques africaines ne sont souvent des républiques que par le titre, et non dans les faits. Parce qu’une république doit avoir pour devise « liberté et égalité pour tous». Et si on applique cette devise, on aboutit à la fraternité entre tous les citoyens qui se sentent alors solidaires d’une même nation, sans discrimination d’aucune sorte. Cette fraternité sociale génère l’amour d’autrui, l’acceptation de l’autre, celui qui est différent de nous et que l’on respecte comme nous-mêmes.
Malheureusement, dans nos régimes politiques à tendance prédatrice, ils n’aiment pas servir le peuple, mais se servir eux-mêmes à son détriment. Et c’est cela qui fait le malheur de la zone monétaire F CFA, sans que cela ne provienne de la monnaie CFA ni de la France qui en garantit la stabilité de change. On pourrait même en changer le nom en Cauris ou en Afro, et cela n’y changera rien tant que les régimes politiques en place ne s’unissent pas pour servir le peuple dans la transparence financière et l’alternance politique. Pour cela, il y a un préalable : la lutte contre la corruption, en commençant par le haut de la pyramide sociale ! Qu’on se le dise une fois pour toutes !
L’autre reproche contre le Franc CFA est sa parité avec l’euro, jugée, vous en conviendrez, élevée?
C’est un point de vue défendable à priori. Mais que voulez vous faire contre cette parité stable depuis 1994 ? Dévaluer le F CFA par rapport à sa valeur actuelle de 1€=6555,957 F CFA ? Mais alors, comme je l’ai dit plus haut, c’est déclencher le mécontentement populaire qui aboutira à une grande révolution sociale dans toute la zone FCFA à cause de la perte de pouvoir d’achat. C’est ça qu’ils veulent, ces pourfendeurs du FCFA ? Sachez qu’en dévaluant de 50%, l’on va alors se retrouver comme en 1994. On aura une plus grande misère dont nous ne nous sommes pas relevés à ce jour, 23 ans plus tard.
Si on avait une structure industrielle capable de se substituer aux importations en produisant moins cher tout ce que nous consommons, et qui est importé à plus de 80% jusqu’ici, cela pourrait aller quelque peu, mais c’est impossible aujourd’hui ; parce qu’on n’y est guère préparé et cela demanderait au moins 20 ans après avoir négocié avec l’OMC (Organisation mondiale du commerce), une autorisation de nous protéger avec des droits de douanes allant de 50% à 100%.
Pour mener une telle stratégie de dévaluer de 90% le F CFA par rapport à son taux actuel vis-à-vis de l’euro, cela va décupler nos prix d’importation et ce serait insupportable. Il faudrait au préalable créer des industries qui puissent les produire à coûts moins chers, mais on ne les a pas, et les investisseurs ne sont pas disposés à venir investir parce qu’ils n’ont pas confiance dans notre système judiciaire où l’on rend souvent des jugements iniques et dévastateurs pour les honnêtes opérateurs économiques. Et je vous l’affirme pour l’avoir subi moi-même.
Ces pourfendeurs du FCFA n’ont qu’à dire franchement qu’ils veulent voir dévaluer le F CFA. Car c’est cela qu’ils cachent derrière leurs vagues déclarations accusant l’ancienne puissance coloniale de tous les maux. Ils doivent savoir qu’il faudrait mettre en place des structures industrielles capables de produire tout ce que nous importons, et en le produisant beaucoup moins cher comme ont fait les Chinois, la Corée du Sud, le Vietnam avec le capitalisme d’Etat. Mais tout cela suppose toute une politique économique commune de la zone UEMOA, comportant le relèvement des barrières douanières spéciales d’au moins de 100% contre la concurrence étrangère. Et tout cas, il faut confier à la commission de l’UEMOA le soin d’aller le – négocier avec l’OMC. Mais nos chefs d’Etat ne veulent pas donner de pouvoir à l’UEMOA. La commission de l’UEMOA devrait négocier avec l’OMC un plan de 30 ans pour nous permettre de constituer une industrie compétitive. Alors, on pourra protéger nos industries avec des droits de douanes de 100% : cela va aussitôt attirer les investisseurs à venir créer des industries et des centaines de milliers d’emplois en zone F CFA, à condition d’enrayer la corruption de l’appareil judiciaire.
Sachez qu’il n’y a même pas 1% des économistes qui comprennent l’économie monétaire. Je suis économiste, mais j’ai mis plus de 30 ans pour comprendre l’économie monétaire. Je ne comprenais pas avant, alors que j’ai fait toutes mes études en économie et à Paris. L’économie monétaire est une science très complexe. C’est comme la neurochirurgie. Un médecin ordinaire ne sait pas ce que c’est que la neurochirurgie. C’est ce qu’il y a de plus difficile en médecine. De la même manière, un économiste normal ne peut pas comprendre l’économie monétaire, a fortiori les journalistes qui racontent n’importe quoi en croyant brandir le flambeau dépassé de l’anti-colonialisme, sans rien comprendre !
Ceci est une condition sine qua non. Les investisseurs exigent la confiance pour risquer leurs capitaux, parce qu’un investisseur a toujours des conflits. Soit avec ses salariés, soit avec ses clients, soit avec ses fournisseurs, soit avec ses associés. Et il faut qu’il y ait une justice qui inspire confiance. Or nos justices sont corrompues à 90%. Moi-même j’ai subi plusieurs procès dont les jugements sont iniques et j’ai renoncé à mes anciennes activités commerciales à cause de la corruption des juges et de la concurrence déloyale de mes concurrents qui trichaient avec la douane et la TVA. Tout cela fait fuir les investisseurs. On n’aura pas des investisseurs qui viendront investir pour produire tant qu’ils n’auront pas une justice équitable et un marché sain. Il faut donc une lutte efficace contre la corruption, à commencer au sein des juges, sinon les investisseurs vont sous d’autres cieux. Qu’on se le dise !
Un autre empêchement à la venue des investisseurs non véreux se trouve dans les malversations opérées dans l’adjudication des marchés publics. Car tout investisseur veut pouvoir participer aux appels d’offre des marchés publics qui représentent une grande part de l’économie nationale. Or, les marchés publics sont souvent viciés. Donc les investisseurs ne viennent pas parce qu’ils savent qu’ils ne seront pas retenus dans les appels d’offre, faute d’ «arroser» ou de faire partie d’un réseau influent auprès du pouvoir en place. Ceci est un héritage de la défunte « Françafrique » créée par Jacques Foccart, et qui avait dominé toute l’Afrique F CFA jusqu’en 1990. A présent, les réseaux nationaux ont pris le relais, et cela décourage les bons et loyaux investisseurs qui ne surfacturent pas.
Or, normalement, c’est l’Afrique qui devrait être la plus attractive pour tous les investisseurs européens et américains. En effet, nous parlons l’anglais et le français et nous avons la culture occidentale à la différence des Asiatiques et des Arabes. Nous sommes facilement amis avec les européens que nous comprenons et qui nous comprennent. Mais ceux-ci ont préféré aller investir en Chine et autres pays asiatiques, dans des pays dont ils ne connaissent pas la langue ni la culture, et dont les ressortissants n’ont aucune sympathie envers les occidentaux, à la différence de nous autres Africains. Ils ont préféré aller là-bas parce que les conditions d’investissement y sont beaucoup plus favorables. Ils n’y ont pas les problèmes qu’ils rencontrent chez nous.
Tout cela, les pourfendeurs du F CFA ne le voient pas ! Ils n’analysent pas les freins intérieurs à l’épanouissement de la zone F CFA, comment y est structuré le pouvoir et ses tentacules à travers tous les rouages de la société. La Françafrique a disparu à 80%, mais les combines du réseau Jacques Foccart ont été « nationalisées » au seul service des dirigeants locaux après 1990. Les pourfendeurs du F CFA n’osent pas s’attaquer aux pouvoirs en place, parce que leur sort professionnel est lié avec les autorités locales qu’ils n’osent pas critiquer en préférant orienter leurs critiques contre l’étranger, l’ancienne puissance coloniale, la France ! C’est facile, car la population qui les lit en ne comprenant rien à l’économie monétaire, se sent émoussée de la fibre nationaliste, et ça marche ! Miserere nobis…
Il faut savoir que la France n’a plus rien à voir aujourd’hui avec la gestion monétaire, budgétaire, fiscale et politique de la zone F CFA. Elle n’y a aucune autorité directe sauf de veiller à la parité du F CFA avec l’euro sur la base définie en accord avec l’unanimité des chefs d’Etat de la zone. Ce qu’il faut alors respecter comme contraintes, c’est que nos réserves puissent couvrir au moins 20% de la spéculation monétaire et que 50% de nos réserves soient déposées au Trésor français pour servir de garantie, tout en les rémunérant 0,25% de plus que le taux du marché monétaire international. Quant au reste, toute la politique économique, fiscale et budgétaire, c’est laissé entre les mains des Etats membres et aux gouverneurs des banques centrales, qui sont entièrement indépendants en la matière !
Les banques centrales détenant des réserves de changes jugées excessives auprès du Trésor français, certains de vos collègues trouvent que l’ancien colon s’enrichit sur le dos de ces pays. N’est-ce pas le cas?
Ce sont des ignorants qui pensent ça ! Sachez qu’il n’y a même pas 1% des économistes qui comprennent l’économie monétaire. Je suis économiste, mais j’ai mis plus de 30 ans pour comprendre l’économie monétaire. Je ne comprenais pas avant, alors que j’ai fait toutes mes études en économie et à Paris. L’économie monétaire est une science très complexe. C’est comme la neurochirurgie. Un médecin ordinaire ne sait pas ce que c’est que la neurochirurgie. C’est ce qu’il y a de plus difficile en médecine. De la même manière, un économiste normal ne peut pas comprendre l’économie monétaire, a fortiori les journalistes qui racontent n’importe quoi en croyant brandir le flambeau dépassé de l’anti-colonialisme, sans rien comprendre !
La BCEAO et la BEAC déposent 100% de leurs réserves auprès du Trésor français parce que la France nous accorde un bonus de 0,25% en plus du taux du marché monétaire international. Si on dépose cela ailleurs, on va toucher O,25% de moins qu’en France. La France nous offre 0,25% de bonus, soit 12 milliards de F CFA pour la BCEAO, et 20 milliards de F CFA pour la BEAC chaque année. N’importe quel épargnant agit de la sorte pour ses dépôts. Si vous détenez par exemple un million de F CFA que vous déposez sur un compte d’épargne dans une banque qui le rémunère à 3,5% ici au Togo, et si vous trouvez une autre banque qui vous propose 3,75%, soit 0,25% de plus, vous allez quitter la première banque pour aller vers la deuxième banque, non ? C’est exactement le cas du Trésor français qui offre 0,25% de plus à la BCEAO et à la BEAC, et cela leur rapporte un supplément de 12 et 20 milliards de f cfa respectivement. C’est pourquoi au lieu de placer seulement les 50% obligatoires, on plaçait 100% des réserves au Trésor français.
En outre, sachez que ces dépôts de réserves de 5.000 et 8.000 milliards FCFA ne représentent que 20 milliards d’euros, soit 0,65% de la dette française, qui atteint 2.000 milliards d’euros, soit 1.300.000 milliards FCFA. Vous voyez bien que c’est négligeable pour la France et nos dépôts lui coûtent 0,25% plus cher que ce qu’elle peut emprunter ailleurs ! Il faut tourner cette page à présent.
Etant arrimé à l’euro, le franc CFA est une monnaie relativement forte, et surévaluée par rapport aux structures de nos économies. N’est pas là un manque à gagner, vu que cette situation ne favorise pas la production locale ?
Il faut choisir. Vous ne pourrez pas avoir une chose et son contraire. On peut favoriser la production locale. Ça dépend de la politique de nos gouvernants. Cela n’a rien à voir avec le F CFA que nous pouvons dévaluer de 90% si nos chefs d’Etat le jugent utile et ainsi ramener son change au dixième du taux actuel, si les pourfendeurs le souhaitent ! Mais c’est le peuple qui va en baver et va se soulever avec des conséquences imprévisibles.
Mais comment vouloir produire sur place ce qui est peu coûteux d’importer ?
Les palmiers que nous produisons, on les transforme en huile de palme. Pour le café et le cacao, on n’a qu’à les transformer, et réussir sur place. Le Togo exporte des milliers de tonnes de cacao actuellement. Au lieu d’exporter le cacao à l’état brut, on aurait pu transformer sur place. En faisant des transformations, on créé des milliers d’emploi. Pour cela, il faut une politique économique adaptée qui n’intéresse pas nos gouvernants depuis longtemps.
Le statuquo profite alors aux dirigeants africains, insinuez-vous?
La situation profite aux dirigeants, certes. Mais si on change le franc CFA, ce sera tout le monde qui va en pâtir. Les dirigeants pourront toujours s’en sortir. Mais la population va souffrir, le pouvoir d’achat va baisser encore, et ça ne suffira pas, et l’on va recommencer, comme au Ghana et Nigeria. Ce sont les pays les plus corrompus de la sous-région. Pourquoi ? A cause de leur monnaie. Parce que, quand les salaires ne suffisent pas suite aux dévaluations à répétition du Cedi et du Naira, les gens sont obligés de faire des fraudes pour pouvoir rattraper leur ancien pouvoir d’achat. Et la fraude est devenue généralisée dans ces 2 pays pour cela. Nous n’avons pas ce niveau de fraude et de petite corruption au Togo par exemple où la fraude n’est pas systémique. Certes, avons-nous une infime minorité de privilégiés qui fraudent en pillant le pays et en s’accaparant de ses richesses, comme l’a dit le président Faure Gnassingbé en fin d’année 2012. Et ces fraudeurs et corrupteurs ne représentent qu’entre 2 et 3% de la population. Le reste en souffre de plus en plus !
Vous aviez proposé en 1980 une monnaie commune pour la CEDEAO, et qui aurait pour nom la Cauris ou l’Afro. Où en êtes-vous aujourd’hui, et pourquoi avoir fait cette proposition ?
En 1980, il n y’avait pas encore les problèmes de pillage des ressources publiques et toute cette grande corruption. On ignorait cela parce que la Françafrique était discrète et respectait certaines lignes à ne pas dépasser, dirigée par un chef d’orchestre, Jacques Foccart, depuis 1962. Ce n’est qu’à partir de 1986 que j’ai découvert l’existence des détournements publics, parce que la loi du silence et l’opacité des comptes publics était en vigueur partout sous la houlette de Foccart. A travers le FMI et la Banque mondiale dont j’ai fréquenté les envoyés à Lomé en tant qu’économiste respecté, j’ai pu comprendre qu’il y avait de grosses surfacturations dans les dépenses publiques, que notre dette était « odieuse ». Par exemple, l’Hôtel du 2 février qui devrait couter 5 milliards FCFA au départ, s’est soldé avec 38 milliards FCFA. Et ainsi de suite. Il en était ainsi de tous les grands investissements publics supervisés par le conseiller spécial d’Eyadema, un certain Maurice Assor. De même, existaient des malversations dans nos recettes d’exportation du phosphate, café, cacao, etc. Tout cela a fini par gonfler notre dette publique à plus de 1.000 milliards. Et nous sommes restés les poings liés depuis 1981 jusqu’en 2010. Durant 30 ans, jusqu’à leur effacement en 2010 par l’IPPTE.
Et 2010 quand on nous a effacé 900 milliards de dettes, pour nous permettre de redémarrer, l’on a recommencé l’endettement d’une façon excessive, ce qui fait qu’aujourd’hui, nous sommes endettés à presque 2.000 milliards et on ne pourra pas les rembourser parce qu’une bonne partie de ces dettes ne sont pas amortissables ; parce que gonflées par des rétro-commissions dont la presse privée arrive à en faire état de temps en temps…
En 1980, en bon patriote africaniste, je croyais qu’il fallait une monnaie commune africaine pour la CEDAO. J’avais proposé de la baptiser Afro ou Cauris, en me référant à la monnaie précoloniale. Malheureusement, par la suite, j’ai compris ce qui se passait dans les différents pays de notre sous-région avec la mauvaise gouvernance financière. Par exemple, le cedi valait 375 f cfa en 1972 quand il a été créé. Aujourd’hui, il faut 20 cedi pour 1 f cfa. Cela signifie que le cedi a été dévalué de 750.000% ! Ceci, à cause de la mauvaise gestion monétaire par le parti au pouvoir. A chaque fois, les gouvernants détournaient les fonds publics, ce qui entraîne, en l’absence de garantie d’une puissance extérieure, la dévaluation à répétition du Cedi. S’il n’y avait pas les détournements publics au Ghana, il serait une puissance économique aujourd’hui. Dîtes-vous que le Ghana et la Corée étaient au même niveau de revenu par tête, 60 dollars en 1956. Tous les 2 étaient au même niveau de développement. Aujourd’hui la Corée du nord est à plus de 30.000 dollars par tête, le Ghana est à 600 dollars par tête, soit 50 fois moins. Tout cela à cause de la mauvaise gouvernance au Ghana, ce qui se répercute sur sa monnaie CEDI.
Or, en zone FCFA, notre mauvaise gestion publique est quand même amortie, parce qu’il y a les règles de l’uemoa qui nous empêchent d’avoir un déficit budgétaire et d’imprimer la monnaie à volonté.
Propos recueillis par Nephthali Messanh Ledy