Auteur central de la toute récente note sectorielle de Performance Group (leader du conseil en stratégie en Afrique Francophone) sur la « révolution numérique en Afrique », la consultante Alice Joubert de la Motte revient sur les cinq piliers accélérateurs de l’émergence, identifiés dans ce rapport. Entretien.
Dans votre étude sur la révolution numérique en Afrique, vous déplorez l’absence d’un écosystème. Comment mettre en place un tel cadre compte tenu de l’absence d’un tissu dense de PMEs dans le secteur?
Nous pensons que, dans une large mesure, nous sommes dans un marché potentiel où la demande va créer l’offre. Aujourd’hui, le problème n’est pas tant l’absence d’un écosystème que son extrême faiblesse, notamment parce que les opérateurs ont très peu de débouchés économiques. Les Etats africains peuvent créer, à eux seuls, un énorme marché des services numériques, en dématérialisant l’ensemble de leurs transactions financières (collecte d’impôts et taxes comme versement de salaires, allocations et pensions), en dématérialisant tout un ensemble de procédures administratives comme la création d’un entreprise, la délivrance d’un titre foncier, une opération de dédouanement de marchandises, et en en confiant la gestion à des opérateurs privés, qui respectent un cahier des charges strict fixé par la puissance publique. Les Etats peuvent simplifier la réglementation sur le micro-crédit pour développer le mobile banking ou encore inciter les opérateurs économiques à avoir recours au mobile money et développer l’e-commerce en favorisant l’interopérabilité des transactions financières entre les banques et les opérateurs télécoms. Ils peuvent obliger les opérateurs détenteurs de plateforme de transactions mobile money à faciliter le développement d’API par des tiers autour de leur plateforme, pour stimuler l’écosystème de services.
Nous pensons que lorsque la demande s’exprimera l’offre va suivre. En effet, pour un grand nombre d’e-services, la barrière technologique et capitalistique n’est pas si importante à franchir. Dans les cas où cette barrière à l’entrée technologique ou capitalistique est importante, les Etats gagneraient à inciter des partenariats stratégiques et capitalistiques entre des opérateurs de référence mondiale et des jeunes pousses locales qui monteront progressivement en capacités.
En créant la demande via la commande publique ou des délégations de services publics, les Etats doivent s’assurer qu’ils structurent une offre de PME locales, et que tout n’aille pas aux multinationales existantes. Pour cela, il faut prévoir des règles qui favorisent ces PME, qui obligent la présence d’un partenaire local dans des consortiums pour les marchés les plus complexes, avec une obligation de transfert de connaissance et des mesures de renforcement de l’écosystème national.
Quant au reste de l’écosystème, au niveau des infrastructures par exemple, des efforts considérables sont menés dans la plupart des pays africains, avec des financements importants octroyés notamment par la Banque Mondiale pour déployer la fibre optique terrestre. De même, dans le secteur des télécoms, les opérateurs privés ont lourdement investi dans les infrastructures 3G et 4G et permettent à une masse critique d’usagers/consommateurs/citoyens d’avoir accès à la connectivité. Ces investissements devront être soutenus et prolongés, notamment pour déployer la Télévision Numérique Terrestre, puis faciliter la couverture satellite du continent.
Enfin, sur l’aspect lié au développement du capital humain, il importe de mener de concert une stratégie de court terme et une stratégie de long terme. Sur le long terme, il devient incontournable désormais que l’apprentissage de l’informatique soit intégré aux programmes scolaires et ce, dès l’enseignement primaire. C’est d’ailleurs l’une des orientations du Plan Sénégal Numérique, élaboré avec la contribution de Performances Group, et qui prévoit l’apprentissage des outils du numériques dès l’école primaire et jusqu’au supérieur, dans tous les curricula de formation.
L’Afrique doit également développer des institutions supérieures de formation d’excellence, à l’image des Indian Institut of Technology. Mais nous ne récolterons les fruits d’une telle politique qu’au bout d’une génération. Nous ne pouvons pas attendre aussi longtemps ! Fort heureusement, de nouveaux instituts de formation développent des programmes d’apprentissage courts et intensifs et peuvent créer à court terme une masse critique de jeunes codeurs pour répondre aux besoins de capital humain indispensables à la compétitivité d’un écosystème numérique. Les Etats gagneraient à s’associer avec les institutions qui développent cette offre d’apprentissage, à l’image des programmes mis en place par des multinationales comme Facebook ou encore l’institut 42 promu par l’entrepreneur Xavier Niel.
Nous avons décelé aussi dans le rapport une recommandation faite aux Etats, invités à se désengager au profit des privés pour remettre à niveau certains services comme la Santé et l’Education. Quels types de PPP adéquats mettre en place pour garantir le meilleur rapport qualité /prix au citoyen ?
Nous tenons à souligner que nous n’incitons pas les Etats à se désengager de l’éducation et de la santé ! Toutefois, nous pensons que dans l’effort d’extension du réseau de distribution de ces services, les Etats gagneraient à s’appuyer beaucoup plus sur les nouveaux opérateurs privés qui développent des solutions abordables et de qualité, en capitalisant sur le numérique. Ainsi, l’opérateur Bridge International Academies ambitionne de proposer aux familles kenyanes modestes une alternative sérieuse et abordable à l’école publique, pénalisée par un absentéisme des professeurs très fort et une gratuité de façade, avec des coûts connexes qui doivent être supportés par les parents. Pour seulement 6$ par mois et par enfant, Bridge International Academies offre des cours d’une qualité standardisée, grâce à l’utilisation par les professeurs de tablettes détaillant de façon très précise le contenu du cours. Les tablettes permettent aussi de vérifier la présence du professeur et de suivre la progression de chaque élève. 100 000 enfants sont déjà inscrits au Kenya seul. Dans le domaine de la santé, on peut citer l’exemple de la télémédecine qui permet de réaliser des diagnostics à distance avec des moyens minimalistes, ce qui a été à l’origine du succès de l’Aravind Eye Hospital en Inde.
Ce nouveau paradigme est une opportunité sans précédent pour les Etats africains, qui, pour beaucoup d’entre eux, ne parviennent plus à offrir des services d’éducation et de santé d’une qualité suffisante à leur population grandissante, comme en témoignent les départs massifs vers les pays plus développés des étudiants et des malades les plus aisés. Les Etats africains n’ont plus les moyens de développer des réseaux de service d’éducation et de santé à un rythme qui suive la croissance démographique.
Cependant, l’Etat doit bien évidemment encadrer ces opérateurs privés afin de garantir d’une part la qualité du service délivré, en fixant des cahiers des charges contraignants pour les opérateurs (contenu du programme pédagogique attendu, nombre d’élèves maximum par classe, qualifications des médecins délivrant un diagnostic médical, qualité minimale des outils d’imagerie médicale pour la télémédecine, etc.) et d’autre part l’accès des populations les plus démunies à ces services (par d’éventuels mécanismes de péréquation financière ou subventions sociales aux plus démunis).
Grâce au numérique et dans le cadre d’une délégation de l’investissement en réseaux de distribution de services d’éducation et de santé à des opérateurs privés correctement encadrée, nous pensons que l’Afrique pourrait connaître une période de progrès social et d’amélioration des conditions de vie des populations aussi importante que celle des décennies 1960–1980. Etant donnée la densité actuelle de la population comparativement à la période postindépendance, l’impact de cette nouvelle vague de progrès social en serait démultiplié. Les technologies et les business model susceptibles d’accompagner cette nouvelle phase de progrès social sont multiples, disponibles et déjà en phase de développement accéléré. Il convient, pour les Etats, de faciliter ce déploiement et d’en tirer le plus grand bénéfice possible.
Vous mettez en exergue en divers endroits du rapport la réussite de l’offshoring au Maroc et du mobile money au Kenya. Quels sont les atouts de ces deux pays ?
Tout d’abord, le Maroc et le Kenya ont tous deux montré une forte volonté politique de développer le secteur du numérique. Au Maroc, cela s’est traduit par l’élaboration et l’implémentation du plan Maroc Numeric 2013, et au Kenya par le Kenya National ICT Masterplan (2013-2018).
Le Maroc a choisi de mettre l’accent sur l’offshoring, se positionnant en leader du continent dans le domaine. Pour y parvenir, le pays a fourni un effort remarquable en termes de modernisation de ses infrastructures et d’amélioration du cadre des affaires. Aujourd’hui, le Maroc est classé 1er pays du Maghreb et 6ème en Afrique par le Forum Economique Mondial en termes de qualité de ses équipements, et a gagné 5 points dans le classement 2016 du Doing Business. L’offshoring y représente actuellement 5% du PIB, avec un chiffre d’affaires d’environ 825 millions de dollars et 65 000 emplois créés.
Quant au Kenya, qui a vu le mobile money et le mobile banking se développer à une vitesse fulgurante (83% des Kenyans adultes utilisent le service M-Pesa, lancé il y a moins de 10 ans, qui brasse désormais chaque année plus du quart du PIB national, à travers des millions de transactions mobiles), il s’est appuyé sur deux atouts majeurs. En premier lieu, l’Etat a mis en place un système national d’identification moderne et sophistiqué, de telle sorte que les obligations en termes de KYC (Know Your Customers) ne représentent pas une barrière pour le développement des transactions financières dématérialisées (d’où l’importance de registres d’identifiant unique des personnes physiques et des personnes morales, également soulignée dans notre rapport).
En second lieu, le marché Kenyan de la téléphonie mobile est fortement concentré, l’opérateur Safaricom détenant 79% du trafic de voix et 96% du marché des SMS en 2015. Cela a permis à cet opérateur, qui a lancé M-Pesa en collaboration avec la banque CBA, de s’appuyer sur une base de clientèle très large, et d’avoir accès à une masse critique de données sur les habitude de ces clients (emprunts de crédit téléphonique, vitesse de remboursement de ces emprunts, etc.), fournissant des informations assez précise sur la solvabilité de chaque utilisateur. Ces informations sont particulièrement mises à profit pour le service de banque mobile lié à M-Pesa, M-Shwari, notamment en ce qui concerne l’algorithme extrêmement sophistiqué qui permet de déterminer le seuil de crédit accordé à chaque utilisateur.
A noter que dans ces deux cas, l’Etat a joué un rôle central et stratégique pour le développement de ces services numériques, en investissant dans les infrastructures supports et en définissant un cadre des affaires favorable.
Le Gabon a investi massivement dans la télédétection spatiale. Quel est l’impact d’une telle orientation dans l’émergence ?
La géomatique permet aux Etats africains de faire un bond technologique significatif en passant d’un système archaïque et inefficient de contrôle et gestion du territoire à des solutions de pointe, en avance sur les pratiques courantes dans le monde. Elle permet aux Etats d’accroître leur contrôle sur leur territoire et leur patrimoine, avec de nombreuses applications notamment sur les plans de la gestion du capital naturel et de l’aménagement du territoire. L’observation satellitaire nécessite beaucoup moins de moyens qu’une observation physique au sol, et offre une précision beaucoup plus fine, en intégrant plusieurs typologies de données invisibles à l’œil nu (optique, radars, …).
Sur le plan environnemental, elle permet d’améliorer considérablement le contrôle et la protection des ressources naturelles, un enjeu crucial pour nombre de pays africains, notamment à travers l’observation du couvert forestier, de l’occupation des sols, des bancs de poisson, l’évaluation de la biomasse marine, la détection des incidents de pollution marine ou terrestre, etc. Sur le plan sécuritaire, on peut citer la vérification des balises émettrices des bateaux de pêche (détection des pirates et des braconniers), l’observation des zones à risques, l’observation des mouvements de population, etc. Sur le plan agricole, la géomatique permet par exemple la caractérisation superficielle des sols et des cours d’eau. Enfin, sur le plan de l’aménagement du territoire, les applications possibles comprennent la caractérisation et le suivi de l’occupation des sols, l’observation de l’état d’avancement des travaux d’infrastructures, etc.
Ainsi, couplée à des moyens d’intervention physique rapides sur le terrain, la télédétection spatiale fournit des informations inédites qui permettent un bond qualitatif déterminant dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire. A ce titre, parce que la maîtrise du capital naturel des pays africains est une question centrale de développement, il est clair que l’usage optimal de la géomatique comme outil de politique publique est susceptible d’accélérer une dynamique d’émergence ;
Au final, le numérique est-il vraiment un raccourci vers l’émergence pour les pays africains ? Quels sont les gains de productivité escomptés ?
Le numérique présente un potentiel énorme d’accélération du processus d’émergence des pays africains, pouvant transformer d’une part le fonctionnement de l’Etat et de l’administration, et d’autre part les dynamiques économiques, en stimulant la productivité et la croissance.
Ses applications offrent aux Etats une capacité sans précédent de maîtrise de l’information et de gestion de leur territoire, de leur population et de leur économie. Par ailleurs, à travers ses fonctions de dématérialisation et d’automatisation des processus, le numérique est un levier stratégique pour sortir des apories de la bureaucratisation et de la corruption, qui freinent le développement de nombre de pays africains. Couplés à une connectivité étendue, les e-services peuvent généraliser et démocratiser l’accès à des services publics de qualité pour les citoyens et les entreprises.
Parallèlement, le développement du secteur du numérique tire la croissance économique dans les pays africains et stimule la création de nouveaux emplois (offshoring, construction des infrastructures numériques, mise en place et maintenance de ces infrastructures, accès à une demande mondiale pour les PME africaines, démultiplication des potentialités d’innovation, etc.). De surcroît, le numérique est source de gains de productivité pour les autres filières économiques, permettant aux opérateurs africains de remonter de manière accélérée les chaînes de valeur. La Banque Mondiale, en 2010, estimait ces gains de productivité à 24 milliards de dollars en Afrique Subsaharienne, soit plus de 2% du PIB. Par ses propriétés d’automatisation, de dématérialisation, de désintermédiation/ré-intermédiation, le numérique bouleverse les modèles d’affaires de filières comme le commerce, la finance, le transport urbain, l’hôtellerie/tourisme, l’agriculture, la santé, les médias, etc. Les outils du numérique, notamment la généralisation de l’identifiant unique et du mobile money, facilitent enfin la libération du potentiel de productivité du secteur informel (qui représenterait près de 1 292 milliards de dollars en 2015 d’après nos analyses) et la transition vers le secteur formel, libérant potentiellement une manne fiscale estimée à plus de 32 milliards de dollars pour les Etats africains.