Dans sa chronique mensuelle » Y a pas que la Finance », Maria Nadolu nous entraîne dans le vaste monde. L’escale de Beyrouth offre une autre image que celle de la guerre et des luttes fratricides entre fractions et milices politico-militaires.
La proximité constante de la mort et de la guerre nous fait revoir les principes de la vie. Pour moi, c’était Beyrouth durant l’été 2006. Cet année-là, en dépassant le choc de la mort du premier ministre Hariri, la ville contemplait un horizon de dialogue national en route vers la réconciliation, de croissance économique, d’enthousiasme estival avec les libanaises qui rentraient au pays pour les vacances et les célébrations du championnat mondial qui remplissaient la corniche de Beyrouth. On célébrait tous les soirs. Pendant ce moment de prospérité et d’exubérance estivale, la première bombe est tombée. En écoutant les news au radio, notre chauffeur a essayé de garder le calme, en nous expliquant que ce n’est pas grave, ce ne sont que les incidents habituels du Sud. C’était un épisode traditionnel de l’été, avait-il commenté avec un sourire amer. «Ils» en avaient l’habitude depuis des années. Malheureusement ce ne fut pas le cas. Beaucoup d’autres ont suivi. Connue comme la deuxième guerre du Liban, la guerre de juillet ou bien la sixième guerre israélo-arabe, ce conflit a été déclenché à la suite d’un accrochage entre le Hezbollah et l’armée israélienne à la frontière du Sud, aboutissant à la capture de deux soldats israéliens en vue de les échanger, comme ce fut le cas plusieurs fois, avec des prisonniers libanais en Israël.
À la suite de ces événements, Israël a décidé de lancer l’opération «Juste Rétribution» renommée depuis «Changement de Direction», qui s’est étendue sur presque tout le Liban. Pour Israël, il s’agissait d’éradiquer les implantations du Hezbollah au Liban, capables de tirs de missiles de longue portée depuis le retrait israélien de 2000. Selon les sources publiées dans la presse internationale, les conséquences de cette opération du côté libanais ont été : plus de 1 000 morts civils dont 30 % d’enfants de moins de 12 ans; une majorité des infrastructures du pays détruite ; de nombreux quartiers résidentiels rasés ; une marée noire en Méditerranée à la suite des bombardements des réservoirs de pétrole de la centrale électrique de Jiyé, au sud de Beyrouth ; des opérations qualifiées de crimes de guerre par Amnesty International dans les villages du Sud, tel celui de Marwahin. On dénonce les dégâts excessifs causés aux civils et à l’infrastructure civile.
Du côté israélien, plus de 150 morts (400 selon un rapport de diplomates américains en poste à Beyrouth) ont été recensés et plus de 500 000 personnes ont fui le nord du pays à cause des tirs de roquettes du Hezbollah. Ces munitions n’étant pas guidées, elles ont été dénoncées par Amnesty international comme étant des armes sans discrimination, ce qui constitue un crime de guerre. En décembre 2006, plusieurs mois après la fin du conflit, un représentant important du Hezbollah reconnaissait la mort de 250 combattants présentés fièrement comme des martyrs.
Dix ans plus tard, je reviens à Beyrouth, et me demande: comment est-il possible?
Comment la cité peut reprendre la vie à plein cœur après tous les coups qui lui tombent dessus depuis les années 70? De nouveau, la ville rayonne de vie, d’exubérance et de contradictions. Métropole à l’est de la Méditerranée, comptant plus de 50% de la population du Liban, marquée par les guerres successives et les attentats, «la perle d’Orient» se consolide au rythme des cœurs battants de ses habitants. Et peut être, c’est la que se trouve son secret. C’est l’esprit de survivance qui semble renforcer la ténacité, l’appétit de vivre, de créer, d’oser. La ville garde son positionnement en tant que centre financier, port de commerce et pole culturel d’importance stratégique pour la région, tout en constituant un mythe contemporain. «Survivre à une guerre et se relancer», c’est une coutume libanaise, on y croit; en parcourant la ville, on ressent la capacité de rebondir, de demeurer dans le présent et de se projeter dans le futur à pleine force, sans certitudes. «La ville bourdonne, tout et rien se côtoient à chaque instant», explique un artiste.
Pour la majorité, la joie de vivre est même plus forte et pulsative, que le normal, comme ci c’est le revers de la monnaie. On parle de Beyrouth en tant que «ville qui ne meurt jamais» ; et c’est vrai, c’est un chantier en champ ouvert, qui se régénère avec une vitesse incroyable suite à chaque choc. «On aime la vie» était même le slogan utilisé par la coalition politique du 14 Mars pendant la période de 2006 pour combattre la propagande Hezbollah et ses appels à la mort. Des bâtiments qui se (re) construisent plus haut tout le temps ; un esprit entrepreneurial aigu qui remplit l’atmosphère d’opportunités et d’adrénaline. Des nouveaux quartiers qui s’animent à la mode, incandescents jour et nuit, pleins; des restos, cafés, galeries et boutiques dernières tendance et glamour; plus de bling bling et hypsters s’épanouissant pas loin de la vie traditionnelle de la ville qui englobe autant des groupes ethniques et de religions. Les Ferraris et la prospérité urbaine coexistant avec les coupures d’électricité qui arrivent presque tous les jours. Quand même, comme en toute région en proie à la guerre, et aux incertitudes, la probabilité d’expérimenter des déséquilibres au niveau du psyché est haute. La force incontestable de l’humain est celle de convertir cette expérience dans un propulseur existentiel pour s’en sortir et vivre plus pleinement.
Mais restet-il de l’espace pour se pencher sur soi-même et comprendre les faiblesses de ceux qui en ont besoin ? Y a-t-il quand même des traumas à soigner? Pendant les derniers années, il y a tout un mouvement au niveau de la société civile qui s’y dédie – des scientifiques aux artistes- à fin d’adresser l’héritage néfaste : ces troubles de l’anxiété, comme la crise de panique, spécifique, le stress post-traumatique, l’anxiété de séparation, le trouble du contrôle des impulsions. Dans un article publié par Sept Info et intitulé «Les Traces Invisibles de la guerre du Liban», la psychologue Myrna Gannagé souligne que c’est plus qu’une nécessité, mettre des mots sur les maux est une responsabilité. Selon elle, «Tout ce qui n’est pas dit peut se transmettre. Beaucoup d’émotions ont été tues après la guerre. La deuxième génération a senti qu’il y avait une lacune dans le langage des parents et des angoisses non exprimées leur ont été transmises.»
Au delà de la thérapie classique, elle parle de l’importance de l’écriture, de la peinture ou du cinéma pour aider à faire ressortir ces émotions refoulées. Alessandra Asseily, psychothérapeute et fondatrice du Centre pour les études libanaises, dans son article, «Briser les cycles de la violence au Liban et au-delà», propose de suivre trois étapes. D’abord, «prendre sa part de responsabilité dans le rôle actif ou passif que l’on joue dans la propagation d’un conflit». Ensuite, changer de comportement, car «peuples, tribus et nations, ceux qui ont été humiliés humilient». Enfin, pardonner, comme une thérapie contre la peine intergénérationnelle.
Après une semaine passée au Beyrouth, je repars avec une forte impression que les choses roulent, en pleine dynamique. Qu’ en dépit des challenges, il y a la vitalité, la créativité et la volonté d’aller de l’avant. Dans un monde bouleversé par l’instabilité, peut être Beyrouth et son Zeigest révèlent un thème de réflexion qui nous intéresse directement. l’agoraphobie, les troubles d’anxiété généralisée, la phobie sociale, la phobie.
Maria Nadolu