Par Adama Wade, envoyé spécial à Lomé
L’émergence ne se décrète pas mais repose sur les pratiques exemplaires en reprenant l’intraduisible concept anglo-saxon de «Best Practices», thème du Forum Africa Best Practices (26-28 février à Lomé, capitale du Togo) ouvert en présence notamment du prospectiviste Alioune Sall et de divers représentants de la nouvelle pensée économique africaine.
C’est à Hervé Assah, représentant de la Banque Mondiale au Togo, à qui est revenu l’honneur d’ouvrir les débats. Le fonctionnaire international a, tout de suite, planté le décors du Forum Africa Best Practices (26-28 février à Lomé, capitale du Togo) en rappelant le contexte actuel d’un continent en rapide transformation. «forte de 4 à 5% de hausse du PIB, l’Afrique, bien que freinée de deux points de croissance par le virus Ebola entre 2013 et 2014, reste au dessus de la moyenne mondiale», relève-t-il.
C’est dire que les opportunités sont là et les horizons s’élargissent forcément. La Côte d’Ivoire projette son émergence en 2020, le Sénégal en 2032 et l’Union Africaine en 2063.
Cet élan long- termiste se heurte toutefois aux défis du moment. « L’Afrique a besoin de 100 milliards de dollars pour résorber le gap des infrastructures », rapelle M. Assah. La mobilisation des investissements passe par le développement du secteur privé et la réforme de l’environnement des affaires. «Sur ce point, nous notons avec beaucoup de satisfaction que l’Afrique est le continent qui réforme le plus en matière de l’amélioration de l’environnement des affaires». Le représentant de la Banque Mondiale poursuit son propos en rappelant la forte progression du Togo, troisième meilleur réformateur au monde, devant la Côte d’Ivoire et le Sénégal.
Togo, un modèle émergent silencieux
Présent à cette rencontre, Adji Oteth Ayassor, ministre de l’Economie et des Finances du Togo, a pris ensuite la parole pour évoquer la dynamique africaine et togolaise en particulier en matière de réformes. «Les Best Practices ou pratiques exemplaires sont une promesse de contrat social», déclare-t-il en rappelant le long chemin suivi par son pays depuis la crise socio-politique des années 90. «En matière d’exercice du pouvoir, de vraies réformes ont été menées au Togo même s’il reste encore des choses à faire».
L’assainissement du secteur financier togolais en cours depuis 2008, l’audit du secteur des phosphates et la réforme de la filière coton font partie des grands axes de réformes nécessaires et devant conduire à l’émergence dans quinze ans».
En sept ans, le taux de croissance de ce pays ouest-africain, estimé à 5.4% en 2014, a progressé de 3.9% en moyenne. «Aujourd’hui, il est plus facile de créer une entreprise au Togo qu’en Argentine », rappelle le ministre qui voit tant dans l’aéroport international Gnassingbé Eyadema que das le port en eaux profondes de Lomé les prémices du positionnement stratégique de son pays en tant que grand hub logistique sous-régional.
En attendant, le lancement de la holding publique Togo Investment Corporation dote le pays d’un catalyseur des investissements.
A la suite de ces deux intervenants, plutôt techniques, le premier ministre togolais, Kuesi Ahoomey Zunu, a exhorté l’Afrique à institutionnaliser la réflexion stratégique en rappelant dans son préambule le titre du journal The Economist en 2002. «L’Afrique, continent sans espoir». Dix ans plus tard, le même magazine titrait: «L’Afrique, un continent émergent».
La donne a changé rappelle le premier ministre pour qui l’Afrique doit maintenant consolider cette tendance à travers la promotion de bonnes pratiques, terme qui renvoie à une meilleure gouvernance plurielle. «L’Afrique est devenue incontournable dans les stratégies d’expansion des grands groupes. Mais il faut admettre que si on veut réduire les inégalités, nous devons atteindre une croissance de 7% indispensable pour donner un emploi aux 15 millions de jeunes qui rejoignent le marché du travail chaque année».
Quels scénarios pour l’émergence ?
La logique de l’émergence africaine passe forcément par le changement des états d’esprit. «A l’époque, toute l’énergie de nos pays était concentrée sur la captation d’une fraction de l’aide publique au développement laquelle n’excédait pas 50 milliards de dollars», se souvient le Bissau Guinéen Paolo Gomes, ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale, à l’entame du panel consacré en substance aux « Modèles de développement pour faire émerger l’Afrique».
Attentif au débat, Alioune Sall de l’institut des futurs africains, think tank basé en Afrique du Sud, rappelle que ce processus d’émergence intervient dans un contexte d’une certaine réhabilitation du long terme minoré dans les années 90 par ce qu’il est convenu d’appeler «Consensus de Washington».
Mais, entre les quatre scénarios de l’Afrique que le professeur Sall avait conceptualisé au début des années 2000, à savoir les lions pris au piège, prolongeant le scènario tendanciel de l’Afrique d’avant les années 2000, les lions faméliques qui tournaient le dos aux réformes, les lions sortant de la tanière et allant à la conquête du marché mondial (investissemnt dans l’éducation), et les lions marquant leurs territoires ( terme à comprendre dans sa contraction de la géographie et de l’histoire), lequel s’est-il réellement imposé?
«Nous nous trouvons maintenant dans les quatre scénario», déplore le professeur Sall qui estime que la majorité des pays africains est encore dans le scénario tendanciel. «comment donc avoir un itinéraire pour aller vers le quatrième scènario et comment éviter le déjà-vu, rétorque Paolo Gomes? «Il faudrait d’abord, remarque Kako Nubukpo, ministre de la Prospective et de l’évaluation des politiques publiques du Togo, sortir des discours convenus en réformant les esprits et en cherchant une meilleure cohérence des politiques publiques». Alors que l’Afrique du Sud consacre l’équivalent de 150% de son PIB sous forme de crédit à l’économie, nous avons seulement 20% de crédit à l’économie en Afrique de l’Ouest, declare-t-il.
Et d’appeler à vaincre les freins au développement de l’industrie que sont, entre autres, la parité fixe et la trop grande ouverture des frontières. «Nous étions à 3% de transformation du coton en 2000, nous n’avons pas progressé en dix ans».
Pour sa part, Bassary Touré, vice-président de la BOAD, ancien de la banque mondiale et ancien ministre de l’Economie et des Finances, appelle à trouver la cohérence entre le long et le court terme. «Il faut dépasser le consensus de Washington», lance-t-il à l’assistance, nombreuse, venue des quatre coins de l’Afrique , d’Europe et d’Asie.
Reprenant la parole, Hervé Assah, représentant de la Banque Mondiale au Togo, estime que l’émergence passe d’abord par une vision politique forte qui est la priorité, le Doing business, rappelle-t-il, n’étant qu’un élément. «Une vision forte, une réflexion sur les atouts tout en innovant».Pour un continent qui concentre 75% de sa population dans l’Agriculture, le ou les modèles de développement adéquat (s) ne doit pas seulement provenir de l’importation.
Un Etat fort, avec fonctionnaires et non des ponctionnaires
Il y a dans le scènario des lions qui sortent de leurs tanières tout comme dans celui des lions qui marquent le territoire, l’Etat capable et fort.», reprend Alioune Sall. Or dans nos pays, nombre de fonctionnaires sont devenus des ponctionnaires., estime le sociologique qui appelle à des changements de paradigme. «Il faut que des logiques rationnelles prennent le pas sur les logiques relationnelles ». Et d’appeler à l’innovation. «Je ne connais pas de pays émergents qui aient réussi sans audace au niveau de la pensée. Il n’y a aucune logique pour qu’on ne remette pas en cause les paradigmes dominants. Je ne connais pas de pays qui ont émergé sans avoir été hétérodoxes».
Rebondissant sur le concept de l’Etat fort, le ministre togolais de la Prospective invite les pays africains à reprendre les éléments de la souveraineté, à savoir la monnaie et le budget. En définitive, il faut vaincre le concept d’Etat importé que décrivait Bertrand Badie en ancrant la structure publique sur les réalités locales.
«Sur le fond, nous, élites, avons des problèmes de légitimité. Connaissons-nous vraiment nos populations? », lance le ministre togolais de la Prospective en se fondant sur son expérience d’africain resté trop longtemps en Occident et devenu le produit d’un système qui a sa logique et sa rationalité. «L’Etat doit comprendre les administrés » lance-t-il en substance.
Une remarque que conforte le professeur Alioune Sall: «L’Etat africain a un double visage, séduisant avec l’extérieur et très autoritaire dans ses relations avec les administrés. L’Etat est très fort pour les petites choses et trop faible pour les grandes choses». Aussi, poursuit le penseur sénégalais, «Nous devons penser la taille de l’Etat et son rôle». Et de conclure avec force: «Je ne connais pas de pays qui se soit développé et où l’enseignement primaire ne soit pas dispensé en langue maternelle».