Par Etienne Wasmer, professeur d’économie à Sciences Po / Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP).
Le Prix Nobel d’Economie est un économiste de la régulation pour qui le marché n’est ni parfait, trouvant son équilibre par la simple confrontation de comportements rationnels, ni incohérent, il est complexe.
Un prix Nobel d’Economique attribué à un Français Jean Tirole, seul récipiendaire, représente un formidable symbole. Quand ce prix récompense l’analyse du pouvoir des marchés et la régulation des marchés, le symbole est encore plus marquant. Et quand cela intervient dix ans après la disparition prématurée de Jean-Jacques Laffont avec qui il a porté l’Ecole d’Economie de Toulouse (TSE, Toulouse School of Economics) aux sommets, on peut penser que le comité Nobel a aussi voulu rendre un hommage posthume à cet autre grand nom de la régulation.
Jean Tirole a réalisé des contributions fondamentales, seul et avec une impressionnante liste de collaborateurs, dans au moins six champs de l’économie: la concurrence imparfaite et de la régulation des marchés avec notamment Jean-Jacques Laffont; la théorie des bulles rationnelles; le domaine économie et psychologie avec Roland Bénabou (Princeton); la théorie des contrats avec Philippe Aghion de Harvard et du Collège de France; la théorie de la régulation bancaire et financière avec Matthias Dewatripont de l’ULB et Bengdt Holmström du MIT; les théories de l’innovation avec notamment Josh Lerner de la Havard Business School. Toutes ces contributions ont été remarquables par les immenses qualités pédagogiques au regard de la très grande complexité de chacune des questions traitées.
Ses manuels sur l’organisation industrielle illustrent bien l’ensemble de sa démarche : le comportement des entreprises semble en apparence irrationnel, conduisant à des inefficacités internes, ce qui ne correspond pas à la vision classique de l’économie où l’efficience des choix est le préalable indispensable à l’efficacité des marchés libres. On pourrait alors en déduire que l’irrationalité des acteurs économique est la règle, et trouver les règles de comportement ad hoc, souvent de vagues recettes ne répliquant qu’un seul type de comportement dans le fonctionnement de l’entreprise et justifiant tout et son contraire.
Mais l’économiste plaide pour un autre point de vue bien plus fécond: il consiste à comprendre qu’une entreprise est un lieu des contrats implicites entre des acteurs rationnels mais aux intérêts différents. Les comportements restent majoritairement rationnels, mais ils conduisent à des inefficacités collectives, à rebours de la théorie classique de l’entreprise. En substance, les actionnaires veulent maximiser les profits mais n’ont pas toute l’information, le dirigeant lui peut vouloir agir de façon différente, par exemple en cachant des erreurs de gestion que révélerait un changement de stratégie. Changer de stratégie serait pourtant optimal pour les actionnaires mais ce serait catastrophique pour le bilan du dirigeant. Ce qui conduit à observer en pratique des stratégies inefficaces voire perdantes menées en connaissance de cause. A partir de cette prémisse de la rationalité d’intérêts divergents, on conserve un cadre analytique rigoureux, simple et riche d’enseignements, en renonçant à la naïve théorie de l’efficience des marchés.
Rationalité toujours, celles qui président à l’émergence des bulles spéculatives. Si tout le monde achète un prix surévalué par rapport aux fondamentaux, cela ressemble à un comportement irrationnel, la fameuse « irrational exuberance » décriée par Alan Greenspan. Et pourtant, qui n’a jamais acheté un logement ou une action en pensant en toute hypothèse à la valeur de revente et pas à la valeur dite fondamentale? Dans deux articles fondateurs de 1982 et 1985, Jean Tirole analyse comment des agents peuvent rationnellement acheter à un prix qu’ils savent surévalué mais en anticipant rationnellement que la valeur continuerait à progresser pendant un certain temps, perpétuant ainsi la bulle elle-même. Qui plus est, on peut montrer que l’existence d’un actif ayant un prix de bulle peut être efficace dans certains cas, alors que l’absence de bulle peut être inefficace. D’innombrables travaux ont enrichi les modèles initiaux et conduit à mieux comprendre les conditions d’apparition, de disparition et de régulation des bulles.
Ces travaux ont enrichi le cadre d’application de la théorie micro-économique. D’autres travaux ont également enrichi l’analyse de la rationalité elle-même. Tirole et Benabou ont tenté d’introduire un nouvel élément d’asymétrie d’information entre l’individu et la société, et même entre l’individu et… lui-même. Dans une série de travaux provocateurs (au sens thought provoking), les deux auteurs ont analysé les interactions entre les motivations dites extrinsèques (les ressorts classiques du comportement, les récompenses et pénalités monétaires) mais aussi intrinsèques (se prouver, se révéler à soi-même et aux autres ce que nous sommes par nos comportements). Cette théorie élégante rationalise le comportement des individus qui sont prêts à donner gratuitement leur sang mais qui, en moyenne, peuvent donner moins lorsqu’on les rémunère pour cela. C’était en effet le cas des donneuses de sang, dans une étude de deux auteurs suédois. En revanche, les hommes eux donnaient plus leur sang en présence d’incitations monétaires : dans le premier cas, les incitations intrinsèques étaient détruites par l’irruption des motivations extrinsèques, contrairement au second cas. Un autre exemple connu est celui de cette école où, une fois qu’une amende avait été imposée pour sanctionner les retards à récupérer les enfants, l’on a vu le nombre de retards… non pas diminuer mais augmenter : on avait détruit les motivations intrinsèques.
Il faut enfin citer l’implication de Jean Tirole dans les débats de politique publique: ses prises de position en faveur d’un contrat unique, accompagné d’un système de sur-taxation des entreprises qui licencient afin de les amener à internaliser les coûts sur l’assurance-chômage, témoignent de cet engagement, mais avec une grande modestie : son rapport avec Olivier Blanchard du FMI au Conseil d’Analyse Economique (1) où cette proposition originale était avancée était par ailleurs remarquable de retenue, et soulignait les difficultés théoriques et pratiques d’une telle proposition.
Pour résumer Jean en trois mots : rigueur, modestie et pédagogie.
(1) Protection de l’emploi et procédures de licenciement, Olivier Blanchard et Jean Tirole. Parution du Consei d’analyse économique du 9 octobre 2003.
Source: BLOG DEMAIN, J’ARRÊTE L’ÉCO via Libération – France